Y a-t-il de « grandes » et de « petites » langues ?
Beaucoup en sont sincèrement convaincus : l’anglais, le français ou l’espagnol seraient intrinsèquement supérieurs au mpongwè, à l’araona ou au corse. Or, c’est faux : les langues ne diffèrent aucunement par leur « complexité ». La seule chose qui les distingue, c’est leur statut.
L’un des clichés les plus répandus voudrait que le français soit devenu notre langue nationale en raison de ses qualités intrinsèques. Comme si, dans les temps reculés, les linguistes du Royaume s’étaient réunis pendant des mois et des mois, avaient examiné, comparé et soupesé les mérites respectifs du picard et de l’auvergnat, du breton et de l’alsacien, avant de conclure en toute rigueur scientifique que, de tous les parlers de notre beau pays, le françoys était le plus pur, le plus clair, le plus synthétique, etc.
Mon intention n’est pas de vouloir dénigrer notre langue nationale, que j’adore, mais force est de rappeler cette vérité prosaïque : si le français s’est imposé, ce n’est pas en raison de ses qualités linguistiques, mais tout simplement « parce qu’il s’agissait de la langue du roi, puis celle de la République« , comme le résume le grand linguiste Claude Hagège . Pour le dire autrement : si, en 1213, la croisade contre les Albigeois s’était conclue à Muret par la victoire du comte de Toulouse, vous et moi parlerions probablement languedocien et mépriserions « le patois de Paris ».
C’est aussi simple que cela et pourtant, nombre de nos intellectuels, de nos politiques et de nos savants sont persuadés du contraire. A les entendre, seul notre idiome national mériterait le nom de langue. Et ce qui m’étonne toujours, c’est que ces « élites » abordent avec autorité une question qu’en général elles ne connaissent pas. Quand le philosophe Michel Onfray, brillant esprit par ailleurs, affirme que réintroduire les langues régionales reviendrait « en zoologie à réintroduire le dinosaure dans le quartier de la Défense » (Le Monde, 10 juillet 2010), on doute qu’il ait passé de longues heures à étudier en détail le corse ou l’arpitan. Aussi est-il nécessaire de le rappeler : selon les linguistes, toutes les langues sont aptes à exprimer toutes les idées de l’univers.
Je vous vois d’ici esquisser une moue dubitative ? Alors, raisonnons par l’absurde et supposons qu’en effet, certaines d’entre elles soient plus « raffinées » que d’autres. Cette hypothèse ne peut elle-même reposer que sur deux possibilités :
1) Les peuples n’ont pas tous la même intelligence. Certains d’entre eux auraient élaboré de « vraies » langues tandis que d’autres, faute de génie collectif, n’auraient abouti qu’à de médiocres « dialectes ». C’est le coeur de la pensée raciste et l’on attend avec gourmandise que Michel Onfray ou un autre contempteur des « patois » la revendique haut et fort.
2) Vous n’êtes aucunement raciste ? Alors vous voilà contraint d’embrasser une autre théorie : bien que tous les peuples disposent des mêmes capacités cognitives, certains se sont contentés de langues « simples ». Fort bien. Poursuivons le raisonnement : ces langues « simples », logiquement, devraient être plus rapides à apprendre que les langues « compliquées ». Et c’est là que votre théorie est prise en défaut. Car, manque de chance (pour vous), cette piste a été examinée avec soin par le chercheur Dan Slobin qui a observé la vitesse d’acquisition de 40 langues, et ce sur tous les continents (1). Résultat ? Les enfants du monde entier apprennent à parler selon le même calendrier, quel que soit l’idiome considéré et quelle que soit l’attitude de leurs parents.
Concluons : les langues ne diffèrent en rien par leur supposée « complexité ». La seule chose qui les distingue, c’est leur statut. Certaines, par les hasards de l’Histoire – et souvent par la force des baïonnettes – sont devenues langues officielles d’un Etat, langues de l’enseignement, langues de la religion, langues du commerce ; d’autres non. Cela ne fait pas de ces dernières des « dialectes », mais des langues minorisées, ce qui n’a rien à voir.
Cette évidence, malheureusement, se heurte à une longue tradition de désinformation, héritée notamment de l’ère coloniale. Pendant des siècles, l’Espagne, l’Angleterre ou la France se sont employées à dévaloriser les idiomes des populations qu’elles avaient soumises. Elles ont diffusé l’idée selon laquelle les Indiens, les Océaniens, les Asiatiques ou les Africains – ces grands enfants, n’est-ce pas -, pratiquaient des parlers informes, reflets du caractère inférieur de leurs civilisations. Et le même procédé a été appliqué chez nous où, pour mieux asseoir le pouvoir de Paris sur les « provinces », les langues de France sont l’objet depuis des siècles d’un mépris généralisé.
Serait-ce trop demander de rompre enfin avec cette propagande ?
(1) Slobin D.I. (dir), The Cross Linguistic Study of Language Acquisition, 5 volumes, Mahwah (NJ), Laurence Erlbaum, 1985-1997.
|