Télérama / Les accents régionaux censurés sur le petit écran …

Tout change pour le petit écran. Tout, sauf ce parler monochrone qui ne laisse la place à aucun accent régional ou “social”. Mépris, glottophobie… Il est temps que ça bouge.

Tout change, rien ne change. La télévision de papa est révolutionnée par le numérique, explosée par les plateformes (Netflix, Amazon, Apple TV+ et bientôt Disney), désertée par les jeunes qui lui préfèrent YouTube ; mais tout le monde ou presque continue à y parler avec le même « accent ». Oubliées les consonances chantantes, traînantes ou gutturales de nos parlers régionaux, le petit écran reste obstinément monocolore. Et ce n’est pas Jean-Michel Apathie, Les Marseillais contre le reste du monde ou quelques commentateurs sportifs sur France 3 Régions qui peuvent prétendre inverser la donne. Il n’est qu’à regarder chaque jour les feuilletons quotidiens d’avant-soirée des trois premières chaînes pour s’en convaincre. De Sète à Marseille en passant par Montpellier, heureusement que le soleil et la mer sont là pour nous rappeler que l’action se déroule dans le Sud.

Mais pourquoi tant d’uniformité ? « On obéit à un code de français standard qu’on va retrouver au théâtre, explique le sociolinguiste Médéric Gasquet-Cyrus. On va considérer qu’il n’y a qu’une seule façon de dire le texte. » Une élocution « neutre », héritière de l’accent bourgeois parisien. Exit donc les autres prononciations. « Les chaînes n’ont pas conscience de la richesse des accents », regrette Michel Sidobre, comédien amateur originaire de Narbonne apparu (en silence) dans une scène de Demain nous appartient« Ils participent pourtant à l’ambiance sonore d’un lieu. Une fiction, c’est aussi bien de l’image que du son. » Une réalité qui ne convainc pas. Même la collection de téléfilms policiers de France 3 « Meurtres à », où chaque épisode a pour décor une ville ou une région française, avec ses paysages, ses légendes, oublie les parlers locaux. Autant d’« occasions manquées » pour faire entendre des accents, constate Michel Sidobre.

“Partout, l’accent est marqueur d’une identité, en France, il est synonyme de handicap”, Julien Masdoua, comédien

Du coup, certains comédiens finissent par renoncer au leur. C’est le cas de Julien Masdoua, qui joue le rôle d’Enric dans Un si grand soleil sur France 2. À ses débuts, l’acteur natif de la région de Montpellier a rapidement dû gommer ses modulations occitanes pour réussir les castings. Une particularité très française : « En Angleterre ou en Espagne, il y a des coachs d’accent sur les tournages. Ce serait impensable ici. » Et l’interprète de conclure, amer : « Là-bas l’accent est marqueur d’une identité, ici il est synonyme de handicap, de “blague”, de “côté terroir”, sans jamais être pris au sérieux. » Sauf dans certains cas, car, en réalité, tout dépend de l’effet recherché. « Plus un film ou une série vise un certain sérieux, une forme de gravité, plus on en exclut les variétés du français qu’on abandonne à des formes plus populaires de divertissement », analyse le linguiste Philippe Blanchet. Comme la cuisine, le sport (enfin, surtout le rugby) et la télé-réalité, où l’origine géographique des candidats est souvent mentionnée à côté de leur nom, quand elle ne fait pas partie intégrante du concept. « Lorsqu’on fait de la télé-réalité, on cherche par principe des gens authentiques », indique Florence Fayard, directrice générale de Banijay Productions, à qui l’on doit, entre autres, Les Marseillais contre le reste du monde sur W9. « On ne demande pas aux gens d’être autre chose que ce qu’ils sont. » Langage inclus. « L’accent n’est pas un critère de sélection [sic] », tranche la productrice. De dérision alors ? On est en droit de se poser la question. Médéric Gasquet-Cyrus n’a, lui, aucun doute sur la réponse : « On exhibe la différence et on dit : voilà comme ils sont ridicules. »

ulien Masdoua, dans Un si grand soleil.

Cette hiérarchie entre les différentes façons de parler le français relève de la glottophobie, estime Philippe Blanchet. Une forme de discrimination fondée sur la langue, loin d’être neutre car elle a des conséquences directes en matière d’emploi, derrière comme devant le petit écran. « On ne donne pas accès à des positions de prestige aux gens qui parlent avec des accents régionaux », souligne ainsi la sociolinguiste Maria Candea. À la télévision comme ailleurs, où l’on retrouve ce schéma ordonné, jusque dans l’attribution des rôles dans une fiction. Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef à l’Express et animateur de la lettre d’information « Sur le bout des langues », parle d’un phénomène qui « s’auto-alimente » : « On entretient les clichés. »

Capitaine Marleau enflamme les audiences, avec l’accent

Peut-être, mais si tout le monde y allait de son accent, ne risquerait-on pas d’entretenir une certaine cacophonie ? Un questionnement irrecevable pour le journaliste, qui fait remarquer que lors de certains matchs de rugby ou sur les paillasses des émissions culinaires, le français standard est parfois délaissé, et personne ne se plaint de l’inintelligibilité des commentaires. « Au lieu d’éduquer les gens à accepter la prononciation des autres, on préfère conforter la glottophobie en ne les exposant pas à la diversité linguistique », déplore Philippe Blanchet. Pas plus qu’à la diversité sociale d’ailleurs. Car, selon lui, beaucoup d’accents « sociaux » restent toujours trop peu visibles. Celui des milieux populaires, des ouvriers, des banlieusards : « Ils sont utilisés pour stigmatiser ou mettre en scène des stéréotypes », observe le linguiste. Néanmoins, grâce à la multiplication des écrans, Médéric Gasquet-Cyrus a observé un léger changement de cap, citant des programmes pionniers comme le Jamel Comedy Club. Même si, là encore, c’était pour rire.

Et si tous les tenants de l’uniformité de la langue à la télévision faisaient fausse route ? C’est en tout cas ce que semble prouver année après année la célèbre Capitaine Marleau. Chapka vissée sur la tête, l’excentrique gendarme campée par Corinne Masiero n’a pas la langue dans sa poche et parle avec un accent ch’ti bien prononcé. Pas de quoi désorienter les téléspectateurs, qui étaient près de 7 millions en octobre à suivre le dernier épisode de cette saison. À méditer, non ?

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