“Vagues” de chaleur
Sur le site du Centre espagnol de recherches maritimes (CEAM), il est possible de consulter des graphiques illustrant les températures récentes de la surface de la Méditerranée ainsi que les tendances à plus long terme. Un graphique en particulier (fig. 1) est révélateur : il illustre les températures moyennes enregistrées en mer Méditerranée au cours des dernières décennies (les années les plus récentes sont indiquées en couleur, tandis que la ligne noire représente la moyenne générale).
Ce qui saute aux yeux, c’est la montée en flèche des températures en l’espace de deux semaines seulement (vers la mi-juillet 2023), avec un pic net par rapport à la même période l’an dernier. N’oublions pas que 2022 a été une année beaucoup plus chaude que la moyenne : la sixième plus chaude jamais enregistrée dans l’hémisphère nord, avec plus de 61 000 décès en Europe, dont plus de 5000 en France. D’ailleurs, il y a une chance sur deux pour que 2023 devienne l’année la plus chaude jamais enregistrée.
Baisse de la production de biomasse : conséquence des canicules marines
Le graphique montre que les températures ont ensuite diminué. Mais il y a bien d’autres choses à voir : par exemple, on constate que la mer se refroidit de moins en moins pendant les mois d’hiver.
Or le refroidissement des eaux de surface joue un rôle important dans le “brassage” des eaux et la remontée des nutriments des profondeurs marines, processus qui favorisent la création de biomasse océanique via des mécanismes tels que la photosynthèse. Ce phénomène, appelé « productivité », se produit lorsque des organismes photosynthétiques captent la lumière solaire et le CO2 pour convertir ces éléments en matière organique, tout en libérant de l’oxygène.
La productivité est essentielle car elle constitue le fondement de la chaîne alimentaire marine et joue un rôle crucial dans la régulation du cycle du carbone et de l’oxygène sur notre planète. Cependant, des facteurs tels que les changements climatiques, la pollution et la surpêche peuvent influencer cette productivité, impactant les écosystèmes marins.
Dans le contexte de la Méditerranée, une mer semi-fermée avec diverses conditions locales, les prévisions sont difficiles. Toutefois, de façon générale et en raison du réchauffement climatique, on peut s’attendre à une remontée moindre des eaux froides profondes, réduisant l’apport de nutriments en surface (où la photosynthèse se produit), avec des conséquences significatives sur la productivité.
Le bassin méditerranéen se réchauffe deux fois plus vite que le reste du monde
En 2022, l’Europe s’est réchauffée deux fois plus rapidement que le reste du globe. L’augmentation de la température mondiale était de +1,15 °C en moyenne, alors que celle du continent européen avait augmenté de 2,3 °C par rapport aux températures préindustrielles.
Le bassin méditerranéen est ainsi considéré comme l’un des « points chauds » du changement climatique causé par les industries fossiles, lesquelles ont généré 86 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone durant la dernière décennie.
Cette chaleur se fait également ressentir en mer. La mer Méditerranée battait son record de chaleur cet été avec 28,7 °C. Ce réchauffement inhabituel se confirme par les données satellitaires du CEAM, ayant des conséquences sans précédent sur la biodiversité et les écosystèmes marins.
La Méditerranée n’est pas la seule à être touchée.
La vague de chaleur de ce mois de juillet, qui a battu le record du mois le plus chaud jamais enregistré sur Terre, n’a bien sûr pas touché que la Méditerranée. L’Atlantique Nord a aussi battu son record de chaleur, tandis qu’en Floride, des températures de surface de plus de 38 °C ont été enregistrées, ce qui n’augure rien de bon pour les récifs coralliens des Florida Keys. En Méditerranée, nous n’avons atteint « que » 28,7 °C, les données satellitaires du CEAM confirmant un réchauffement anormal.
Bouleversement des espèces
Greenpeace Italie s’est penchée sur les conséquences du réchauffement de la Méditerranée sur les espèces marines.
Dans le cadre d’un projet de recherche avec des scientifiques du département des sciences de la Terre, de l’environnement et de la vie de l’université de Gênes, elle a mené des expéditions d’observation en mer et publié une série de rapports. Le dernier rapport montre des changements dans la biodiversité marine, avec la disparition des espèces les plus sensibles caractéristiques de la Méditerranée au profit d’autres espèces mieux adaptées à une mer de plus en plus chaude. Il peut s’agir d’espèces « tropicales ». Par exemple, on signale de plus en plus souvent en Italie la présence du poisson-lion (pterois miles), mais aussi d’espèces telles que le ver barbelé (Hermodice carunculata), autrefois limité à la Méditerranée orientale mais qui s’étend désormais jusqu’à l’archipel toscan.
Comme sur les récifs coralliens, on observe des signes de blanchissement et de nécrose chez diverses espèces telles que les gorgones, le Cladocore en touffe (Cladocora caespitosa) et certaines algues coralligène (dans certaines zones, le pourcentage d’algues blanchies dépasse 60 %).
La décimation de la grande nacre (Pinna nobilis), grand coquillage bivalve, a également été observée. Les scientifiques tentent de remédier à cette situation extrêmement grave en prélevant les quelques spécimens encore vivants pour les regrouper dans des zones plus propices à la reproduction de l’espèce.Le projet de recherche a ensuite permis de comprendre ce qu’il advient de l’énorme quantité de chaleur qui s’accumule à la surface pendant les mois d’été.
Des observations de la température de l’eau de mer effectuées l’automne dernier dans le nord de la mer Tyrrhénienne ont montré comment l’absorption importante de chaleur en juillet et août 2022 (avec des anomalies de température de surface de l’ordre de 2 °C) a été suivie d’une distribution de la chaleur en profondeur, avec des températures atteignant 22 °C entre 30 et 40 mètres (île d’Elbe) jusqu’au mois d’octobre. Ce sont précisément ces anomalies qui provoquent les effets observés sur les espèces des fonds marins.
Il y a cependant une lueur d’espoir : lors d’une expédition, il a été observé que les impacts du réchauffement sur les espèces marines sont généralement moins prononcés dans les aires marines protégées. C’est justement un vaste réseau mondial d’aires marines, englobant 30 % des océans, que le traité conclu l’an dernier à l’ONU doit permettre de créer.
Canicules marines, énergies fossiles et événements climatiques extrêmes : un lien scientifiquement prouvé
Il n’y a pas que les impacts sur la vie marine qui nous inquiètent.
La mer a « stocké » 90 % de la chaleur produite par le réchauffement climatique que l’être humain a provoqué en brûlant du charbon, du pétrole et du gaz au cours des cinquante dernières années.
Plus de 60 % de cette chaleur se trouve dans les 700 premiers mètres de la colonne d’eau. Entre 1971 et 2018, l’océan a absorbé 396 zettajoules de chaleur. Qu’advient-il de toute cette énergie ? Évidemment, elle augmente la température des océans en surface et, progressivement, en profondeur. Une partie s’évacue également sous forme d’ouragans et de tempêtes…
L’ère de l’ébullition planétaire est aussi celle des événements climatiques extrêmes de plus en plus fréquents, en partie à cause de l’énorme énergie emmagasinée par les mers. Déjà dans son rapport de 2012, le GIEC faisait le lien entre le climat et les événements climatiques extrêmes en indiquant ceci : « l’évolution du climat modifie la fréquence, l’intensité, l’étendue, la durée et le moment d’apparition des phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes, et peut porter ces phénomènes à des niveaux sans précédent ». Pour en savoir sur le lien entre le changement climatique et les événements climatiques extrêmes, lisez cet article.
Raison de plus pour arrêter au plus vite notre tendance suicidaire à réchauffer notre planète.
Comme l’a affirmé le chef de l’ONU A. Guterres, il est encore possible de limiter la hausse des températures à 1,5 °C et d’éviter le pire du changement climatique, à condition de “s’attaquer au cœur pollué de la crise climatique : l’industrie des combustibles fossiles”, et de “laisser le pétrole, le charbon et le gaz dans le sol, là où ils doivent être, et stimuler massivement les investissements dans les énergies renouvelables”.
Parce que nos océans, notre climat et notre planète méritent d’être préservés, dépêchons-nous !