Pour le psychanalyste Roland Gori, la dissolution express de l’Assemblée décidée par Emmanuel Macron est le symptôme d’un rapport problématique d’une « élite technocratique » au pouvoir, à l’autre et au vivant.
Appeler tout un pays aux urnes dans un délai extrêmement court. Ignorer le risque démocratique et les difficultés pratiques d’une telle décision. Éprouver les institutions pour tenter un coup électoral… La brutalité avec laquelle Emmanuel Macron fait usage de son pouvoir en annonçant la dissolution de l’Assemblée nationale nourrit beaucoup d’interrogations, jusque dans son propre camp.
Le psychanalyste Roland Gori, connu entre autres comme un des initiateurs de l’Appel des appels, mouvement de défense de la culture, de la recherche et de l’éducation en 2008, a analysé dans plusieurs essais ce qu’il appelle le « moment Macron ». Il voit dans le geste du président de la République une filiation avec les « ingénieurs du chaos ».
Reporterre — Quelle est selon vous la stratégie d’Emmanuel Macron en décidant de dissoudre l’Assemblée nationale ?
Roland Gori — Il s’inscrit dans une logique d’économie expérimentale et de théorie des jeux. Il produit du chaos pour redistribuer les cartes en sa faveur. C’est une stratégie décrite par l’écrivain Giuliano da Empoli dans son analyse de ceux qu’il appelle les « ingénieurs du chaos », que ce soit Beppe Grillo en Italie, Vladimir Poutine ou bien d’autres. Ces derniers mettent un coup de pied dans le jeu d’échecs pour replacer les pions en leur faveur.
Ce jeu est dangereux. Emmanuel Macron est parvenu en 2017 à profiter d’un vide politique et d’une décrédibilisation de la parole publique, frappant aussi bien François Fillon que François Hollande. Mais nous assistons aujourd’hui à son effondrement politique. Le gouvernement « par le centre » qu’il avait promis apparaît comme un gouvernement néolibéral, brutal, avec des lois punitives au nom d’une valeur travail qu’il ne conçoit que comme soumise aux marchés. Le rejet est très violent. Et avec un Rassemblement national (RN) qui continue son lifting, la poussée est très forte.
Comment expliquer qu’une telle décision ait pu être prise en solitaire ?
Si on essaye d’analyser le type de personnalité sociale qu’incarne Emmanuel Macron, ou comme on dit en sociologie « l’individu socialisé », sans se risquer donc à une psychanalyse de sa personne, je pense qu’Emmanuel Macron a beaucoup de difficulté à reconnaître l’altérité. C’est une personnalité que l’on retrouve facilement chez les nouvelles élites, assez narcissiques et autocentrées, qui n’ont pas un contact très ajusté avec la réalité sociale. Elles peuvent obtenir la sympathie des gens par des stratégies de séduction, une rhétorique « brillante », mais semblent dénuées d’empathie, c’est-à-dire de la capacité à s’identifier à l’autre tout en restant soi-même.
« Emmanuel Macron est un beau parleur et un petit faiseur »
Depuis des années que nous écoutons Emmanuel Macron et que nous l’observons gouverner, nous avons l’impression que non seulement il se passe de l’autre, mais également de l’idée qu’il puisse manquer de quelque chose. Or, l’humanité de l’homme est sa vulnérabilité. Lacan dit à propos d’Alcibiade, l’homme de la trahison, le caméléon, celui qui est d’une ruse incroyable et d’une intelligence fantastique, capable de séduire tout son monde, qu’il ignore le « complexe de castration ». C’est-à-dire qu’il ne reconnaît pas son propre manque, sa propre limite.
Emmanuel Macron est un beau parleur et un petit faiseur. Il ne fait pas forcément ce qu’il dit et ne dit pas forcément ce qu’il fait. Au bout d’un certain temps, on ne le croit plus. Sa parole n’a pas de consistance. Or, un président doit incarner une autorité, une parole sur laquelle on peut compter.
Vous décriviez déjà dans un livre sur Emmanuel Macron en 2018 ce discrédit de la parole publique. Quelle conséquence son aggravation peut-elle produire selon vous ?
C’est l’effondrement de la démocratie. Le propre de la démocratie, comme disait le philosophe Claude Lefort, c’est la création d’un espace dialogique où on s’oppose sans s’exterminer, par des arguments contradictoires. Sous Macron, il n’y a plus vraiment de débats politiques. Il y a une déchirure du tissu démocratique. C’est la raison pour laquelle les émeutes sont perçues comme des réponses.
C’est donc paradoxalement en appelant les Françaises et Français aux urnes qu’Emmanuel Macron abîme selon vous la démocratie ?
Je ne pense pas qu’on puisse voir cette dissolution comme un geste démocratique, au regard du temps qu’il laisse à tout le monde pour s’organiser. Trois semaines, c’est le temps de l’urgence, de la précipitation et des stratégies du chaos. Pas celui de la démocratie.
La pensée demande du temps. C’est ce que disait le philosophe Jean-François Lyotard : « Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en faire perdre. » Or, la stratégie de Macron depuis le début est de nous empêcher de penser en considérant que c’est une perte de temps et que nous devons produire, agir, etc.
Si on ne met pas en place les conditions sociales qui permettent de penser, de parler et de débattre, la démocratie est altérée. Il faut réhabiliter la parole, non seulement dans l’espace spécifiquement politique, mais aussi dans l’éducation, le soin, l’information, la recherche, le travail social ou la culture.
Vous écriviez également en 2018 que le « moment Macron » constituait une rencontre entre une époque et « un personnage héroïque », incarnation d’une modernité de l’efficacité et de la performance. Assiste-t-on aujourd’hui au divorce entre Emmanuel Macron et son époque ?
Il faut se référer aux travaux prophétiques du sociologue américain Christopher Lasch, sur la scission des élites avec le peuple. Il décrit ces élites technocratiques biberonnées à la mondialisation, à l’efficacité et à la concurrence. Ce modèle de jeunes hommes dynamiques se fixant des défis permanents de compétition, de performance et de résultats, sans aucun attachement pour leurs racines historiques. Macron est l’incarnation la plus totale de cette figure de notre époque.
Cette époque est en train d’être dépassée. L’arrogance, le mépris pour la vulnérabilité de l’autre, ce regard fixé sur une ligne d’horizon de chiffres de résultat, ont produit un rejet populaire qui s’exprime de plus en plus.
On voit depuis une vingtaine d’années germer une contestation de ces figures héroïques de la démocratie libérale. Contestation qui cherche sa voie de révolte : dans les manifestations ; dans les émeutes ; dans les partis qu’on dit « extrêmes » ; dans une forme autoritaire à l’image de Viktor Orbán, Vladimir Poutine, Jair Bolsonaro ou Giorgia Meloni ; mais également dans le communautarisme et le djihadisme.
Comment qualifier le rapport que cette « élite technocratique » entretient avec l’environnement et le vivant ?
L’élément toxique du macronisme, c’est de renouer avec le principe cardinal du « naturalisme économique », dans le sillage du philosophe Herbert Spencer et des néolibéraux, selon qui le meilleur est toujours produit par la concurrence, sans qu’il faille de protection pour les plus malhabiles, les malades et les faibles. Or, comme disait Paul Valéry, « la concurrence produit le meilleur marché, mais pas la meilleure qualité ». C’est exactement ce qui se passe pour nos vies.