La mort de Rémi Fraisse, militant écologiste tué par un gendarme en 2014, a été commémorée à Sivens, le 26 octobre, par plusieurs centaines de militants. Un travail de mémoire nécessaire pour les luttes.
Lisle-sur-Tarn (Tarn), reportage
Un ciel d’automne, une pluie fine, une atmosphère humide, et une foule de plusieurs centaines de militants longeant la rivière du Tescou. 250 personnes se sont retrouvées samedi 26 octobre, à Sivens, sur la commune de Lisle-sur-Tarn, pour honorer la mémoire d’un homme et d’une lutte. Un temps de retrouvailles pour toutes les composantes de la bataille contre le projet de barrage abandonné à la suite de cette terrible nuit du 25 au 26 octobre 2014, où Rémi Fraisse a été tué par un gendarme mobile. L’étudiant était venu ce jour-là en simple soutien, sans avoir participé à la longue lutte.
Sur place, ceux qui occupaient les abords du chantier pendant quatre saisons restent profondément marqués. La Guinde [*] a ainsi l’impression de « revenir à la maison ». Lui avait débarqué là début 2014 contre un projet « et son monde », comme les zad le scandaient alors. « On a vécu et défendu ici un autre monde possible ». La zad reste un beau souvenir qui l’a « complètement changé. Ici, j’ai appris à faire du pain, de la construction, du maraîchage ».
Entre les charges policières et les expulsions s’y esquissait un nouveau monde, à rude épreuve. « Il faisait froid, on avait de la boue jusqu’aux oreilles, le bois était mouillé pour se chauffer, se souvient l’ancien occupant, qui ne veut pas oublier tous les liens qui se sont tissés. Ce qu’on a vécu là est indélébile. »
Mémoires de luttes
Aux côtés de l’ancien zadiste, une petite fille questionne : « Papa, tu connais le chant “Ai mamà” ? ». « Ah maman, si tu savais comment le ruisseau faisait envie, comme les gens se sont réunis », chantera un peu plus tard une chorale en occitan. En une décennie, les militants d’hier sont devenus familles, avec ou sans enfants. Les plus âgés, aux cheveux blancs, marchent moins vite mais sont toujours là. Jean-Marie, natif de la commune de Lisle-sur-Tarn, a été de ceux qui ont alerté très tôt sur le projet de barrage. « Ma famille avait des bois ici, je me suis investi là-dedans, je venais souvent soutenir les gars. » Et les filles, et les queers aussi.
Dix ans ont passé et les luttes ont élargi la palette de ce qu’on peut déconstruire. Désormais, l’activisme, aussi intense qu’il soit, doit être accompagné d’un soutien émotionnel organisé. Un changement salué par Betina, ancienne occupante à Sivens : « À l’époque, on n’était pas super forts sur le soin, tout ça. Faire le lien avec les personnes qui luttent aujourd’hui, ça nous a donné l’envie de faire des cercles de parole, des réunions. Un partage d’expériences et de pratiques entre des luttes qui se répondent. C’est riche. »
Léna [*] fait partie de cette nouvelle génération militante. Âgée de 21 ans, l’âge qu’avait Rémi au moment de son décès, « c’est ce qui a fait qu’aujourd’hui spécifiquement [elle s’est] motivée à venir ». Pour elle, « Sivens était un mot un peu vague, et c’est devenu plus concret quand [elle s’est] investie contre l’A69 », l’autoroute entre Toulouse et Castres. Devant la multiplicité des batailles menées dans le département — autoroute, centrale à bitume, projet de grand contournement de Toulouse, entrepôts logistiques, LGV —, elle se prend à rêver que « le Tarn soit une zad géante ».
La nature qui s’est défendue
Pour cela, il faut préserver la mémoire des luttes passées. Or, de celle de Sivens, il ne reste presque aucune trace visible. Gazad, la Bouillonnante : les hauts lieux de la lutte détruits et expulsés sont aujourd’hui verdoyants et jouxtent une florissante zone humide. « Il a fallu batailler pour qu’à l’abandon du projet soit inclus le financement de la remise en état de la zone naturelle détruite », raconte Céline.
Bien au fait des enjeux environnementaux, elle rappelle qu’avant même le chantier, « le cours du Tescou se creusait du fait des prélèvements d’eau en aval, ce qui asséchait la zone humide ». Les travaux de restauration écologique menés depuis 2017 ont permis de refaire couler l’eau là où le chantier avait tassé le sol, mais aussi de niveler la rivière pour favoriser l’épanouissement d’une nouvelle biodiversité.
« Cela reste très difficile de réactiver ces souvenirs »
Au bord du Tescou, un bouquet de fleurs peu sauvages a été accroché au bout d’un piquet en bois, comme point de recueillement. Sabine y fredonne quelques airs de lutte, avec deux amies. « Sivens m’a montré que le combat collectif peut encore payer, même si c’est avec douleur. » Ses souvenirs sont toujours aussi vifs : « Il y a eu tellement de scènes fortes, alors que l’État a tout fait dans l’illégalité ici. » Les visages écrasés par les bottes des gendarmes, des arbres centenaires mis à terre, les rondes des milices probarrages en 4×4… « Cela reste très difficile de réactiver ces souvenirs », souligne Fatima, du collectif Sivens 10 ans.
Surtout quand si peu a changé. « Personne n’a su tirer les enseignements de ce qui s’est passé ici », déplore Benoît Biteau, député de Charente-Maritime. Pour lui, de la retenue de Sivens aux mégabassines du Poitou, toutes deux imaginées et construites par la même entreprise — Rives et Eaux du Sud-Ouest —, l’histoire se répète : « Les scientifiques nous disent que ce n’est pas la bonne méthode, les projets sont illégaux, on gagne en justice, mais les chantiers se font quand même. » Et l’ultime option, « même manifester, devient illégale ».
Hormis sa présence, avec celle de la députée tarnaise Karen Erodi et le sénateur du Rhône Thomas Dossus (tous trois écologistes), aucune figure politique nationale n’était présente, au-delà des messages mémoriels sur les réseaux sociaux. Si le bassin versant du Tescou a été brièvement l’épicentre des attentions, la destinée de cette vallée tarnaise semble aujourd’hui bien moins capitale.
De Superphénix à l’A69
Peu importe. Celui qui manquait ce 26 octobre à Sivens, c’était Rémi Fraisse. Une « présence-absence », comme le résume Sabine, pour quelqu’un que très peu ont connu. Tandis que son père se fera entendre par le biais d’un poème lu par un ami ; sa mère, Véronique, était là sans avoir à le dire, après avoir déjà transmis sa parole au média indépendant Politis.
C’est Franck Michalon qui livrera le témoignage de ceux qui ont vu un proche mourir dans une lutte écologiste. « Même terrain de lutte, même météo. » Et même horreur : la sienne a eu lieu en Isère, à Malville, où son grand frère Vital Michalon avait été tué par l’explosion d’une grenade — du même type que celle qui sera fatale à Rémi en 2014 — en luttant contre le projet nucléaire Superphénix. « L’année de mes 20 ans, les piliers sur lesquels je pensais m’intégrer à ma vie d’adulte ont volé en éclats avec l’explosion de la grenade qui a tué mon frère. »
Ce sentiment d’avoir basculé, changé complètement de rapport au monde, est ici largement partagé. Comme le rappelle avec force Claire Dujardin, avocate d’une partie de la famille de Rémi Fraisse, qui pointe la responsabilité des autorités : « Ils savaient que cette grenade pouvait tuer et qu’elle l’avait fait cette nuit-là dès les premières heures après sa mort. » Pour elle, au-delà de la tentative de dissimuler la responsabilité des gendarmes, le pouvoir avait décidé à Sivens « d’envoyer un message aux militants : “Tant pis pour vous, vous pouvez mourir, être mutilés, blessés” ».
En dix ans, cette funeste éventualité est en passe d’être intégrée par les militants actuels : « Nous sommes nombreux
ses à avoir ici découvert la peur, pour nos vies, peur d’être blessé es », témoignent des militants opposés à l’A69. À leur suite, celles et ceux de Bassines non merci, venues de Sainte-Soline, rappellent la gravité de « savoir nos proches inquiets et avoir raison de l’être » quand elles et ils ne font que se battre « pour un monde où les rivières sont belles ». Devant le Tescou, ce 26 octobre, cette banderole gisait : « Nous humains, enfants de la Terre, continuons le combat pour la vie. »