L’affaiblissement des courants dans l’Atlantique aura des effets « dévastateurs et irréversibles » sur de nombreux pays. La fonte rapide des glaciers arctiques pourrait précipiter leur effondrement.
On le compare parfois à un titanesque tapis roulant. Un ensemble complexe de courants océaniques qui traversent l’Atlantique — dont le fameux Gulf Stream — et qui charrient environ 18 millions de m³ d’eau par seconde, soit plus de dix fois le débit cumulé de tous les fleuves du monde. Appelé « circulation méridienne de retournement de l’Atlantique », ou Amoc selon son acronyme anglophone, ce système joue un rôle crucial pour réguler le climat.
Une inquiétude grandit cependant depuis quelques années dans la littérature scientifique : nous aurions sous-estimé son affaiblissement, voire son effondrement à venir. La dernière étude en date, publiée le 18 novembre dans la revue Nature Geoscience par des chercheurs de l’université australienne de Nouvelle-Galles du Sud, conclut que l’Amoc pourrait perdre 30 % de sa puissance dès 2040, soit vingt ans plus tôt que les précédentes estimations.
« Cela pourrait entraîner de gros changements pour le climat et les écosystèmes, dont un réchauffement accéléré dans l’hémisphère sud, des hivers plus rigoureux en Europe et un affaiblissement des moussons tropicales dans l’hémisphère nord », préviennent les auteurs.
La fonte des glaciers perturbe l’océan
En 2023, une étude publiée dans Nature Communications estimait quant à elle que l’Amoc avait carrément une probabilité de 95 % de s’effondrer d’ici 2095. Et le 21 octobre dernier, une quarantaine de chercheurs issus de nombreux pays signaient une lettre ouverte alertant les pays du Conseil nordique du risque que nous ayons « grandement sous-estimé » la possibilité d’un affaiblissement, voire d’un effondrement de l’Amoc, lequel aurait des impacts « dévastateurs et irréversibles » pour de nombreux pays.
Dans son sixième rapport d’évaluation, publié en 2021 et résumant l’état de la science en la matière, le Giec [1] notait pourtant, avec un degré de confiance « moyen », que l’Amoc ne s’effondrerait pas d’ici 2100. Mais une « confiance moyenne » laisse planer un risque inquiétant, soulignent les scientifiques dans leur lettre ouverte. Et les recherches récentes publiées depuis tendent à faire remonter ce risque à la hausse, écrivent-ils.
À l’heure actuelle, la communauté scientifique peine à faire émerger une analyse consensuelle de la situation. Il est généralement admis que le changement climatique devrait affaiblir l’Amoc. Mais à quelle échéance et avec quelle intensité ? Les incertitudes et divergences de vues sur cette question sont à la mesure de l’extrême complexité du phénomène étudié.
Revenons, pour le comprendre, sur le fonctionnement schématique de l’Amoc. L’un de ses moteurs est la plongée vers les abysses des eaux de surface, dans les hautes latitudes. Lorsque les courants chauds venus des tropiques rencontrent les masses d’air froides dans le nord, une partie de l’eau de mer gèle, laissant son sel derrière elle. L’eau restante voit ainsi sa concentration en sel augmenter. L’eau plus froide et plus salée étant plus dense, elle coule, entraînant le « tapis roulant » de l’Amoc. Cette eau profonde retourne ensuite boucler la boucle vers le sud, où elle remonte et chauffe de nouveau à la surface.
Ce système joue un rôle crucial pour redistribuer la chaleur sur le globe, via les échanges entre l’océan et l’atmosphère, et contribue également à la santé des écosystèmes, en transférant des nutriments, du carbone et de l’oxygène à travers l’Atlantique. Le changement climatique perturbe tout cela, notamment en entraînant la fonte massive des glaciers arctiques, au Groenland et au Canada. En se déversant dans l’océan, ce surcroît d’eau douce réduit la salinité, donc la densité et enraye ce moteur de l’Amoc qu’est la plongée des eaux froides en profondeur.
Or, les modèles climatiques actuels ne prennent pas en compte cette fonte additionnelle provoquée par les activités humaines et peinent à reproduire le comportement observé de l’Amoc. C’est en intégrant cette fonte à leur modèle que les chercheurs australiens prétendent aujourd’hui obtenir de meilleures estimations.
D’inquiétantes incertitudes
Plusieurs chercheurs interrogés par Reporterre sont toutefois sceptiques quant aux conclusions péremptoires de cette étude, dont la méthodologie pourrait manquer de rigueur, notamment dans l’estimation du volume d’eau douce issu de la fonte à venir des glaciers. Les travaux de 2023 étaient de même loin de faire l’unanimité.
« Il est très probable que le changement climatique ralentisse l’Amoc au cours du siècle, mais cet affaiblissement est estimé de -10 à -70 % selon les modèles, l’incertitude est énorme », rappelle Didier Swingedouw, directeur de recherche au CNRS, qui étudie de près ces courants atlantiques.
Les simulations numériques modélisant le futur de l’Amoc sont d’autant plus délicates que l’on n’arrive toujours pas à bien représenter le comportement « normal » du phénomène, sans prendre en compte le changement climatique. « L’Amoc résulte d’un équilibre très subtil entre de nombreuses influences. Les zones de mélange entre les eaux chaudes et froides sont en soi difficiles à modéliser. Il faut aussi réussir à représenter les vents qui vont influer sur cette convection, les précipitations et les niveaux d’évaporation qui jouent aussi un rôle sur les caractéristiques de ces eaux », nous liste Didier Swingedouw.
Pour anticiper le futur, il faut ajouter au défi de la modélisation l’évolution de ces facteurs : comment les tropiques de plus en plus chauds vont augmenter l’évaporation et donc la salinité des eaux chaudes, comment les précipitations vont évoluer aux hautes latitudes et faire à leur tour varier la salinité… « Une cascade d’incertitudes », soupire le chercheur.
Le simple fait de savoir si l’Amoc a d’ores et déjà commencé à ralentir n’est pas établi. D’après la modélisation de l’étude australienne, l’affaiblissement serait de 20 % depuis 1950. Mais ces résultats sont le fruit de reconstitutions numériques : les observations in situ ne sont possibles que depuis 2004, et aucune tendance claire ne s’en dégage. « À partir des observations directes de l’Amoc, ce que nous mesurons est uniquement une forte variabilité saisonnière, interannuelle et interdécennale », mais aucun signal clair lié au climat n’est identifié souligne Sabrina Speich, océanographe au Laboratoire de météorologie dynamique.
Menaces sur l’Afrique et l’Europe
Reste que la tendance semble aller vers des estimations de plus en plus pessimistes. « Avant, on était sur une “confiance forte” que l’Amoc ne s’effondrerait brutalement pas d’ici 2100. Le dernier rapport du Giec est passé à une “confiance moyenne”. Et puis s’arrêter à 2100 est arbitraire. L’Amoc pourrait s’effondrer en 2150. C’est un système lent, son temps d’effondrement est probablement de l’ordre du siècle », souligne Didier Swingedouw, signataire de la lettre ouverte publiée en octobre.
L’enjeu est donc moins aujourd’hui de comprendre si l’Amoc s’affaiblira drastiquement, mais quand il le fera exactement. Dans tous les cas, cela pourrait considérablement refroidir le nord de l’Europe, encerclé par des régions, elles, toujours plus chaudes, conduisant à des « climats extrêmes sans précédent », interpelle la lettre des scientifiques. Cela pourrait « potentiellement menacer la viabilité de l’agriculture du nord-ouest de l’Europe ».
« Les pays de l’Afrique de l’Ouest seraient surtout en première ligne, s’inquiète Didier Swingedouw. Le Sahel pourrait devenir un désert, avec jusqu’à 30 % de baisse de précipitations, et la zone aujourd’hui plus verte au sud du Sahel deviendraient sahéliennes. »
Il y a doublement urgence : à limiter autant que possible l’ampleur du changement climatique, mais aussi à s’y adapter. Pour l’instant, les catastrophes liées à l’Amoc et ses conséquences sur nos sociétés ne sont aujourd’hui ni anticipées ni même sérieusement évaluées, déplorent les auteurs de la lettre ouverte.
La prise de conscience montera peut-être à mesure que les projections climatiques s’affineront à propos de ces phénomènes. Les chercheurs plaident unanimement pour l’accumulation de données et travaux supplémentaires. Les principaux systèmes de mesure in situ de l’Amoc impliquent massivement des instituts de recherches étasuniens, dont l’avenir est suspendu à l’investiture de Donald Trump. Le président étasunien élu envisage de démanteler les agences environnementales, dont la NOAA, l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique.