Forêts : il faut de la diversité REPORTERRE

Plus l’humain uniformise la forêt, plus elle est inflammable, explique la philosophe Joëlle Zask. Pour répondre aux incendies, nous avons une révolution culturelle à mener.

Joëlle Zask est philosophe, maîtresse de conférences à l’université Aix-Marseille et membre de l’Institut universitaire de France. Elle a notamment publié Quand la forêt brûle — Penser la nouvelle catastrophe écologique (éd. Premier Parallèle, 2019), une enquête philosophique récompensée par le prix Pétrarque de l’essai.

Reporterre — Narbonne, Marseille, la forêt de Brocéliande, l’Aude… Que vous évoque l’avalanche d’incendies, en France, depuis le début de l’été ?

Joëlle Zask — C’est la réalisation d’une triste prévision. On sait que toutes les conditions sont réunies pour que des feux de forêt gigantesques — et relativement inextinguibles avec les moyens dont on dispose — adviennent. Malgré tous les efforts qui ont été faits pour documenter ce nouveau régime de feux, rien n’est fait en amont pour empêcher leur arrivée. C’est décourageant. Il y a un décalage immense entre la connaissance des risques et leur prévention.

À Los Angeles [dont certains quartiers ont été ravagés par les flammes en janvier], on continue de planter des essences décoratives qui contribuent à propager le feu. Dans l’Aude, on a arraché des vignes, dont le bois brûle lentement. Si l’on ne remet rien à la place, il n’y a plus de barrière à la propagation des flammes. On plante des pins, des eucalyptus et d’autres plantes très inflammables, comme les mimosas, qui sont comme une boîte d’allumettes.

Quels éléments vous font dire que nous sommes entrés dans une nouvelle ère des feux ?

Ce constat a été posé dès 2018, lorsque beaucoup d’endroits (comme la Californie) ont été confrontés à des mégafeux incontrôlables, imprévisibles, très intenses se propageant de manière extrêmement rapide. Ces feux sont capables de générer leur propre climat.

Ce n’est pas tout à fait le cas dans l’Aude : on n’a pas des tornades de feu, des vents extrêmes, etc. Malgré tout, un feu de 17 000 hectares est inédit en France.

Ces événements sont à la fois en lien avec le dérèglement climatique et solidaires de la disparition de notre « culture du feu », c’est-à-dire des savoir-faire consistant à s’occuper de la forêt afin de la rendre plus résistante : gérer la quantité de combustibles, pratiquer des brûlages dirigés, éclaircir la végétation, faire des interruptions dans le couvert…

En Australie [qui a connu l’un des pires incendies de son histoire en 2020], le bush est devenu horriblement inflammable à la fois à cause de périodes de sécheresse très longues et de températures anormalement élevées, mais aussi parce que la culture aborigène a été complètement détruite. Plus la forêt s’uniformise, moins on lui prodigue de soins, plus elle est inflammable.

Ces feux remettent-ils en question notre rapport à la nature, à notre manière de vivre ?

Oui, c’est ce qui est très intéressant. Sur le plan philosophique, le mégafeu signale l’impasse dans laquelle s’engagent nos activités extractivistes. Mais il signale aussi le fait que nous ne pouvons pas habiter une nature entièrement vierge, débarrassée de nos pratiques d’entretien. Certaines de nos activités détruisent notre écosystème, mais d’autres le maintiennent en bonne santé et le rendent durable.

La réponse technologique est
« absolument insuffisante et misérable »

Le feu renvoie dos à dos les idées qu’on pourrait exercer un contrôle absolu sur la nature, et celle qu’il faudrait la sanctuariser pour la sauver. Ce sont les deux faces d’une même pièce : nous ne savons pas trouver notre place sur Terre. Nous avons une idée très abstraite, virtualisée, de ce qu’est un être humain.

Nous vivons dans le « Pyrocène », estimez-vous. Qu’entendez-vous par là ?

Dans mon travail, ce terme correspond à deux réalités assez différentes. Il y a eu le Pyrocène 1 : partout où les êtres humains se sont installés depuis 2 millions d’années, ils ont fait du feu. Là où la terre n’est pas inflammable, les humains ne se sont pas installés. Ces feux aborigènes, d’entretien ont eu un impact certain : on pense que la grande faune a disparu à cause des feux anthropiques. Mais un équilibre avait été trouvé. Ces pratiques, dotées d’une pluralité de significations (culturelles, agricoles, rituelles, etc.), remontent à 60 000 ans.

Avec le Pyrocène 2, nous ne sommes plus du tout dans ce cas de figure. Il s’agit d’un déchaînement de mégafeux couvrant des étendues de plus en plus vastes, qui dérèglent le climat et les équilibres terrestres. Pour que la forêt revienne à l’identique après leur passage, il faudrait entre 100 et 300 ans. Même la forêt méditerranéenne aurait besoin d’au moins 80 ans sans feu pour revenir à son état premier — car les chênes-liège et verts poussent lentement. Ce qui est détruit ne revient plus, en tout cas pas à l’échelle de la vie humaine.

Le gouvernement répond aux feux en misant sur des systèmes de surveillance satellite du sol, en commandant de nouveaux Canadair… L’approche technologique doit-elle être la seule privilégiée ?

Il est évidemment utile de développer ce que l’on appelle le « complexe industriel du feu », c’est-à-dire l’industrie qui se développe autour de la lutte contre les feux de forêt. Elle est utile pour protéger les gens et les habitations. Mais jusqu’à présent, cette technologie s’est avérée absolument insuffisante et misérable par rapport à la puissance, l’intensité et l’étendue de certains feux. Dans l’Aude, le front de feu faisait plus de 80 km.

On n’arrive pas à arrêter un mégafeu. Ces feux-là ne s’éteignent qu’à partir du moment où il n’y a plus rien à brûler, que la pluie tombe ou que le vent change de direction. Ils meurent de causes naturelles. Il est très important que les pompiers soient au front pour sauver les gens, arroser les propriétés. Mais cela n’a pas vraiment d’utilité en termes de gestion du feu.

Lire aussi : Mégafeux : « Technosolutionnisme et virilisme donnent un faux sentiment de sécurité »

Par ailleurs, il est clair que le développement du complexe industriel du feu contribue à cette mentalité extractive, guerrière, qui fait partie du problème. On dit que l’on va « faire la guerre » au feu, qu’il y a « des soldats du feu » au front… Ce vocabulaire militaire ne nous mène pas, de mon point de vue, dans la bonne direction.

Quelle approche du feu vous semblerait plus juste ?

Réduire nos émissions de gaz à effet de serre et dépolluer nos activités fondamentales, tout d’abord. Nous faisons face à un cercle vicieux qui s’emballe : le réchauffement climatique contribue à générer des incendies, qui y contribuent eux-mêmes monstrueusement en émettant du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, en produisant des cendres qui se déposent sur la banquise et la font fondre…

Après, il y a tout ce qui est de l’ordre de la prévention, qui commence avec le débroussaillage, la plantation de plantes retardatrices, l’éloignement de la végétation des habitations…

Les animaux ont aussi un rôle à jouer. On dit souvent qu’il y a trop de chevreuils, de sangliers et qu’il faudrait les tuer. Alors qu’ils éclaircissent considérablement les forêts ! On pourrait y mettre des troupeaux. Ce serait plus utile que de les parquer dans des enclos dont ils ne sortent jamais. Les vaches sont des animaux forestiers. Elles débroussaillent mieux que les chèvres.

Quand on parle de « guerre du feu », on n’a affaire qu’à un versant très moniste [en opposition au pluralisme] de la société, technocratique. Mais quand on s’occupe de prévention, on touche à absolument toutes les compétences. On mobilise les touristes, les riverains, les fermiers, les agriculteurs, mais aussi les physiciens, les écologues, les chimistes, les pompiers, les forestiers, etc. C’est cette combinaison entre des pratiques et des connaissances différentes qui permet une prévention efficace.

Il en va de même pour la forêt. Il faut de la diversité. Dans une forêt diversifiée, un arbre malade ne va pas forcément contaminer tous les autres, et donc produire une masse de matière sèche. Un écosystème, c’est toujours une multitude d’interactions entre un foisonnement d’êtres très différents. Il faut tendre vers cela, au lieu de chercher la pureté, l’uniformité, l’homogénéité, l’unité. Nous avons une révolution culturelle importante à mener.

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