Depuis deux ans, Les Soulèvements de la Terre sont devenus le fer de lance des contestations écologiques en France. En fédérant autour d’eux, ils ont déjà remporté plusieurs victoires et inauguré de nouvelles formes de luttes.
En deux ans, les Soulèvements de la Terre se sont imposés, de manière fulgurante, comme l’un des mouvements phares de l’écologie politique. Assumant plus de radicalité et plus de conflictualité avec les pouvoirs en place, ils ont réussi à bouleverser les rapports de force jusqu’à infliger, jeudi 8 novembre, un terrible camouflet au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, en faisant annuler le décret de dissolution du gouvernement.
Avec son imaginaire subversif, ses modes d’action promouvant le sabotage, ses nombreux relais locaux et sa volonté farouche de ne pas se cantonner à la simple indignation, le mouvement a su créer un engouement inédit autour d’une écologie combative, sans aucun compromis dans la défense de la Terre.
Il a composé des alliances puissantes avec des syndicats, des associations environnementales et des penseurs de l’écologie tout en suscitant un fort écho médiatique. En mobilisant des dizaines de milliers de personnes, il a aussi pu montrer que les actions de masse n’étaient pas forcément incompatibles avec une certaine forme de radicalité.
Né en 2021, dans la période post-confinement, le mouvement a d’abord pris racine dans le bocage de Loire Atlantique après une rencontre sur la zad de Notre-Dame-des-Landes. Il a puisé sa force dans l’histoire de la lutte contre l’aéroport et tiré un bilan des marches pour le climat de 2019, jugées trop inoffensives. Dès ses débuts, l’objectif était clair : démanteler dès maintenant les industries toxiques, visibiliser les luttes locales et renouer avec l’action directe — l’occupation, le blocage et le sabotage.
« Entre la fin du monde et la fin de leur monde, il n’y a pas d’alternative »
« Entre la fin du monde et la fin de leur monde, il n’y a pas d’alternative, écrivaient les initiateurs du mouvement dans leur manifeste paru sur Reporterre. Nous devons jeter toutes nos forces dans la bataille. Remuer ciel et terre. »
Leur constat reposait sur trois points : Un, la question foncière était devenue centrale et il fallait créer dès à présent un accès populaire à la terre. Deux, la négociation avec l’État macroniste ne servait à rien. Trois, les luttes et les alternatives séparées les unes des autres étaient impuissantes. Il fallait donc s’évertuer à les relier et « inventer des résistances nouvelles ».
Ce qu’ils se sont attelés à faire dès le mois de mars 2021 avec une première saison d’actions tous azimuts : contre l’extension urbaine à Besançon, contre la RN88 de Laurent Wauquiez en Haute-Loire, contre le maraîchage industriel à Saint-Colomban ou la bétonisation du plateau de Saclay en Île-de-France.
« On a fait fi des logiques identitaires et articulé nos pratiques »
Après des débuts plus timides et une première phase d’enracinement, le mouvement a véritablement pris de l’ampleur avec la lutte contre les mégabassines. Ce changement d’échelle a aussi été permis par la rencontre avec la Confédération paysanne et le collectif Bassines non merci. La confiance qu’ils se sont accordés mutuellement, l’intelligence tactique et la solidarité dont ils ont fait preuve ont été décisives pour la suite. « On s’est fait la courte échelle, raconte Julien Le Guet, de Bassines non merci. On a grandi ensemble, en cohérence et en prenant soin les uns des autres. On a fait fi des logiques identitaires et articulé nos pratiques. »
En dehors du marais poitevin, plusieurs actions, avec Extinction Rebellion notamment, ont aussi été déterminantes. Elles ont renforcé les liens entre les différents collectifs et permis de s’échauffer, de se coordonner : l’occupation de la cimenterie Lafarge à Gennevilliers, le soutien à la zad de la Clusaz en Savoie, la tentative d’invasion de Monsanto à Lyon, les vendanges sauvages chez Bernard Arnault avec la Confédération paysanne, etc.
Sur la plupart des actions, des campements autogérés se sont montés, avec leur logistique et leur savoir-faire, leurs cantines, leurs chapiteaux, leur base arrière et des centaines de personnes qui prêtent la main.
Assumer le désarmement
Très vite, le mouvement a assumé publiquement des actes de sabotage à l’encontre des industriels : des machines sont détruites, des réservoirs d’engins ensablés, des bâches de mégabassines incendiés, des tractopelles démembrées, des serres de l’agrobusiness déchirées.
Dans le débat public, les néologismes « désarmement » et « manif’action » se sont imposés. Le désarmement est une façon subtile de renverser le stigmate. Il évoque une forme de légitime défense contre des industriels qui nous braqueraient avec leurs armes écocidaires. « La manif’action » permet quant à elle de rompre avec l’idée frustrante d’une manifestation routinière qui aurait pour seule but d’interpeller le pouvoir et de le supplier à agir.
Peu à peu, une hypothèse politique se dessine. Les Soulèvements estiment que « le désarmement sera aux révoltes écologistes du XXIᵉ siècle ce que le sabotage fut à certaines grandes grèves ouvrières du début du XXᵉ siècle, un prérequis autant qu’une colonne vertébrale ».
« C’est une force du mouvement d’avoir toujours su allier des actions de terrain avec une réflexion plus stratégique et théorique », soutient de son côté le dessinateur Alessandro Pignocchi. En parallèle de leurs actions, les Soulèvements ont su s’entourer d’intellectuels émérites comme Philippe Descola et charpenter une pensée politique autour des luttes territoriales et de l’écologie radicale. « Ils ont réussi à incarner, concrètement, une écologie qui compose d’autres façons d’habiter la Terre », explique Alessandro Pignocchi.
Dans leur mobilisation, les Soulèvements accordent beaucoup d’importance aux savoirs naturalistes et à l’autonomie paysanne. Ils érigent en totem l’outarde canepière ou la huppe fasciée. Ils invitent à sortir des affects tristes de l’éco-anxiété pour mieux se relier au vivant, lutter joyeusement et créer d’autres mondes désirables.
« C’est le retour du sensible en politique »
« On assiste à l’émergence d’une nouvelle culture de lutte vibrante et ancrée, avec ses chants, sa poésie et son humour, s’enthousiasme l’économiste Geneviève Azam. C’est le retour du sensible en politique ». Les Soulèvements de la Terre l’ont mise en récit. Sur le glacier de la Grave, ils font alliance avec la neige qui prend le relai de leur occupation. Contre un projet de contournement autoroutier de Rouen ils luttent dans et avec la forêt, creusent des mares pour accueillir des espèces protégées qui pourront bloquer à terme le projet .
La force des Soulèvements c’est d’avoir réussi à donner un horizon commun à des gens qui se sentaient éparpillés, souligne Geneviève Azam. Le regroupement ne se fait pas au nom d’une idéologie unificatrice, avec un drapeau ou un slogan mais à partir de la défense concrète d’un territoire. Elle respecte la diversité de chacun et esquisse de nouvelles alliances. » L’écrivain Alain Damasio voit lui les Soulèvements comme « une forme de photosynthèse pour notre maquis écologique ».
Pas étonnant que les autorités les aient vite eus dans le collimateur. En novembre 2022, un véritable bras de fer a débuté avec le gouvernement, après que des milliers de personnes aient réussi à envahir le chantier de la mégabassine de Sainte-Soline. Gérald Darmanin les traita d’écoterroristes, des cellules d’enquêtes de gendarmerie et de la DGSI se mirent à les surveiller au quotidien.
L’ennemi public à abattre
Dans une note du renseignement territorial, que Reporterre avait rendu publique, les policiers estiment que les Soulèvements de la Terre pourraient faire basculer la contestation écologique vers « la résistance civile ». Les Soulèvements sont devenus à ce moment l’ennemi public à abattre.
Avec sa répression massive, la manifestation de Sainte-Soline, le 25 mars 2023 restera gravée dans l’histoire de l’écologie. Parmi les 35 000 manifestants, on a compté des centaines de blessés et les affrontements avec les forces de gendarmerie ont servi de prétexte au lancement de la procédure de dissolution.
Paradoxalement, tout au long de cette séquence intense, Gerald Darmanin, par ses excès, est devenu le meilleur promoteur de la lutte et a fait croître ce qu’il voulait affaiblir. Les Soulèvements se sont retrouvés alors sous les feux des projecteurs et ont rassemblé massivement. 150 000 personnes ont signé leur pétition, des soirées de soutien, dont celle de Reporterre, se sont multipliées sur le territoire et des centaines de comités locaux ont été créés.
En parallèle, au cours des six derniers mois, les victoires juridiques se sont enchaînées : des mégabassines ont été jugées illégales et le projet de la Clusaz a été suspendu.
« L’engouement autour des Soulèvements de la terre est inespéré »
« L’engouement autour des Soulèvements de la terre est inespéré, dit l’écrivaine Corinne Morel Darleux, avec le recul. C’est une des meilleures nouvelles des dernières années. Ils sont venus combler un angle mort stratégique des mouvements écolo et ont fait basculer le centre de gravité de l’action politique vers des milieux auto organisés, impossibles à récupérer par l’institution. »
Alors que la Nupes se déchire et que la CGT a quitté le collectif Plus jamais ça, les Soulèvements de la Terre sont l’un des derniers espaces qui a réussi à rallier les différentes composantes de la gauche, en liant social et écologie, sur une base à la fois offensive et horizontale.
Et si le mouvement s’est sorti une épine du pied, plusieurs embûches l’attendent toujours. La répression continue de s’abattre sur lui et un procès important aura lieu le 28 novembre contre les militants anti bassines.
Le mouvement devra aussi rester inventif et imprévisible, indiscernable pour éviter de tomber dans le piège d’un Sainte-Soline bis et l’étau policier. L’animation de son réseau de comités et sa structuration à l’échelle nationale, voire internationale est également un immense défi. Mais cette partie-là de l’histoire reste encore à écrire.