Auberge, boulangerie… Une coopérative redonne vie à des villages moribonds
Villages Vivants accompagne des collectifs qui souhaitent relancer des activités dans les centres-bourgs. Visite d’une auberge, d’une boulangerie et d’une brasserie qui ont fait appel à cette coopérative drômoise.
Gibles (Saône-et-Loire), Boffres (Ardèche) et Saint-Laurent-en-Royans (Drôme), reportage
Il est 10 heures en ce dimanche de juillet et la file d’attente s’étire sur la place du marché, dans la petite commune de Gibles, 580 habitants, en Saône-et-Loire. Aux fourneaux, levé depuis 1 heure du matin, Benoît, 37 ans, enfourne des baguettes, pétrit sa pâte à croissants et pose la touche finale sur quelques fraisiers, non sans faire des aller-retour dans la boutique pour saluer les clients, tout sourire.
Depuis son ouverture, il y a quelques mois, Chez Cocotte, la boulangerie-café-épicerie que sa compagne Corentine et lui ont créée, ne désemplit pas. Et pour cause, elle est la seule dans les environs. « Notre boulangerie, c’est le dernier commerce alimentaire du village, précise le jeune homme. Cela va même plus loin, on a sept communes aux alentours sans commerces, si ce n’est un bistrot parfois. Ici, les gens viennent discuter en terrasse, c’est un lieu de rencontre. Ils nous disent à quel point ça leur fait plaisir d’avoir un commerce ouvert. »
Chez Cocotte est emblématique des projets accompagnés par la coopérative Villages vivants, fondée en 2018. Un commerce de proximité, dans une zone rurale qui en manque, porté par un collectif, ici une Scop (société coopérative de production), qui entend retisser du lien sur un territoire. « Nous n’avions pas les fonds suffisants pour acheter le local, explique Benoît, lors d’une des rares pauses de sa matinée. Nous avons contacté Villages vivants et ils ont visité les lieux avec nous. Nous avons discuté de notre projet, de sa faisabilité et ce sont eux qui ont acheté les murs, financé les travaux, selon nos envies et nos besoins. Nous avons réfléchi ensemble au prix du loyer, qui progresse au fil des trois premières années, pour nous laisser le temps de développer notre activité et notre chiffre d’affaires. Nous n’avons pas eu besoin d’aller voir une banque, ils nous ont accompagnés depuis le début. Ça nous a enlevé un poids considérable et nous a permis de nous concentrer sur notre cœur de métier. »
L’usage contre la spéculation immobilière
Villages vivants est né d’un double constat. Celui de la désertification du monde rural, où les commerces ferment les uns après les autres et où les services publics s’en vont ; et celui de la floraison d’initiatives portées par des citoyens, qu’il s’agisse de tiers lieux, de magasins de producteurs ou de librairies coopératives. Autant d’initiatives qui pâtissent d’être jugées peu ou pas rentables par des investisseurs traditionnels.
L’idée a donc germé de s’inspirer du modèle du mouvement Terre de liens, qui aide des agriculteurs à s’installer en se portant collectivement acquéreurs des terres, en l’appliquant aux commerces et lieux de vie en centre bourgs. « Nous investissons là où personne ne va le faire, dit Raphaël Boutin-Kuhlmann, codirecteur de Villages vivants. L’immobilier classique repose sur deux ressorts : la quête d’une rentabilité forte à court terme, avec des loyers élevés, ou celle d’une plus-value sur cession d’actif, à plus ou moins long terme. En somme, l’idée de revendre un bien plus cher. Nous, nous ne cherchons pas la rentabilité à tout prix, mais plutôt l’équilibre. Ce qui prime, c’est l’usage. Et que l’investissement ne soit pas risqué, qu’il soit en adéquation avec un territoire et porté par un collectif fort et résilient. » L’organisme fixe ensuite des loyers « soutenables », pour lui comme pour le porteur de projet.
En cette chaude soirée d’été, la terrasse de l’Auberge de Boffres, en Ardèche, est pleine à craquer. Au micro, guitare à la main, un chanteur enchaîne des reprises de Renaud. L’ambiance est bon enfant, et les hot-dogs frites affluent depuis la cuisine. Ici, un mélange de locaux et de vacanciers, des jeunes et des moins jeunes. L’Auberge de Boffres a été en quelque sorte un galop d’essai pour Villages vivants. Il a fallu plusieurs années pour que cette ancienne auberge rouvre ses portes et fasse peau neuve, moyennant un investissement de plus d’un million d’euros. Aujourd’hui, magnifiquement restaurée, elle fait office de café, restaurant, épicerie, dépôt de pain et bureau de poste, en attendant que des logements, à l’étage, finissent d’être réhabilités.
Financeurs institutionnels et épargne citoyenne
À Boffres, comme à Gibles, tout le tissu social a été revigoré par la réouverture du commerce. « Quand on est arrivé, le village était en train de s’éteindre, il n’y avait plus qu’un bar-tabac, raconte Antoine, un des salariés de l’Auberge. Depuis qu’on est arrivé, les gens nous le disent, ça a remis de la vie. »
Si ce projet a été possible, comme vingt-et-un autres accompagnés par Villages vivants, c’est grâce aux investissements de financeurs institutionnels ainsi que de citoyens, qui placent une partie de leur épargne dans la coopérative et permettent ainsi à leur argent d’être bénéfique socialement. Peu nombreux au démarrage de Villages vivants, ils sont désormais plus de 650.
Toutes les sommes ainsi levées — 2,5 millions d’euros depuis la création de la coopérative — sont investies dans l’achat et la réhabilitation de locaux. La coopérative, elle, vend des formations et des prestations, notamment aux collectivités. « Le cœur de notre modèle, c’est d’être une coopérative citoyenne, de créer des “communs citoyens ruraux” », précise Raphaël Boutin-Kuhlmann.
Tous les projets accompagnés par Villages vivants partagent un ancrage rural bien sûr, mais aussi une dimension coopérative et collective. « Il y a un intérêt commun pour l’environnement, le circuit court, le développement local, la gouvernance en Scop et cette idée qu’on peut entreprendre différemment, sans être dans une logique carnassière, qu’on peut être son propre patron et être vertueux », dit Rami, 37 ans, un des fondateurs et actuel gérant de la brasserie La Machine, à Saint-Laurent-en-Royans, dans le Vercors.
La brasserie joue la carte du local
La brasserie, qui dispose d’une buvette ouverte tous les vendredis soir, joue la carte du local, achète son malt dans la Drôme et travaille avec un houblonneur du Diois, dans la Drôme également. Les résidus de malt, obtenus après le brassage de leurs bières, que l’on nomme « drêches », sont eux destinés à des maraîchers (comme engrais) et des éleveurs du coin (pour nourrir les animaux). « Notre idée était de créer un tissu de filières locales, explique Rami, on se disait : on habite ici, on veut créer de la richesse ici, on veut créer un lieu de convivialité ici. » Ce vendredi, malgré la pluie, la buvette de La Machine sera une nouvelle fois bondée.
Rares sont les projets soutenus par Villages vivants à connaître pour le moment de grandes difficultés, preuve s’il en est que le modèle fonctionne. « Dans les territoires ruraux qui nous intéressent, on se rend compte que les coopératives ont plus de chance de tenir sur le long terme que l’entrepreneuriat classique, dit Raphaël Boutin-Kuhlmann. Elles sont plus résilientes. On veut montrer par l’exemple que ce modèle marche. On ne pense pas pouvoir battre le capitalisme mais je pense qu’on peut contribuer à le ringardiser. »
Villages vivants n’aspire pas à croître sans fin, à « planter partout des drapeaux ». La coopérative entend s’en tenir aux territoires qu’elle connaît, essentiellement en Auvergne-Rhône-Alpes, et surtout diffuser ses pratiques, partager ses outils, afin que d’autres, ailleurs, s’en inspirent. En attendant, elle se lance dans une nouvelle levée de fonds citoyenne, un nouvel appel aux épargnants pour poursuivre le travail qu’elle a lancé.