En Savoie, les viticulteurs du village de Chignin se sont lancés dans la plantation d’arbres à grande échelle. Une initiative inédite qui a entraîné habitants, écoliers et administrations.
Chignin (Savoie), reportage
De Chignin, petit village savoyard au sud de Chambéry, le regard porte loin. Dos au massif des Bauges, on contemple l’extrémité de la Chartreuse, les flancs du massif de Belledonne, séparés par la large trouée du Grésivaudan, qui mène droit jusqu’à Grenoble, « en trente minutes ». Le panorama est certes verdoyant, mais les répercussions du changement climatique sont palpables. Surtout pour ceux qui en connaissent la moindre butte : les viticulteurs.
Noé Quenard, 31 ans, vient de reprendre l’exploitation de ses parents. Il résume : « Le climat de la combe de Savoie est en train de se transformer en un climat de garrigue. Il est impératif de ramener de l’ombre, de la fraîcheur, d’accroître le pouvoir drainant du sol, de retenir la terre, de couper le vent, de raviver la biodiversité. » Un constat partagé par les autres viticulteurs de Chignin.
Alors quand deux d’entre eux sont revenus enthousiastes d’une formation sur l’agroforesterie, tous ont été intéressés. Au point de faire venir les formateurs pour une conférence et deux jours de formation. « C’était en octobre 2021, après nos vendanges, se souvient Didier Berthollier, l’un des initiateurs. Il y a eu une grosse adhésion et une vraie prise de conscience : il n’y avait plus un arbre sur nos coteaux, et c’était un problème. »
Amandiers, pêchers ou figuiers… Trois ans plus tard, 1 300 arbres et arbustes d’une vingtaine d’espèces ont depuis été plantés par les viticulteurs. Mais c’est tout le territoire qui a été conquis par cette initiative inédite — des habitants aux associations en passant par les écoliers et la communauté de communes.
Des « coteaux trop nus » face aux pluies intenses
Ici, les vignes couvrent plus d’un quart de la surface communale et bénéficient de deux AOC de vins de Savoie, Chignin et Chignin-Bergeron. 230 hectares, cultivés pour moitié par des exploitants extérieurs au village et pour moitié par 15 viticulteurs installés sur place. Parmi eux, la majorité sont en bio, voire en biodynamie, ou, à tout le moins, en cours de conversion vers la bio.
Jusqu’alors, le principe avait été de planter un maximum de vignes sur ce flanc bien exposé du massif des Bauges. En pleines vendanges, debout entre deux rangs de vignes chargés de raisin, Didier Berthollier désigne une parcelle en pente raide où les vignes poussent sur les éboulis calcaires des anciennes moraines du massif.
« Cet été, on a eu des pluies très violentes et très localisées, sur ce petit périmètre. Tout a raviné jusqu’en bas. » Sur le trajet de l’eau ne sont restés que les ceps, sans plus aucune feuille ni fruit. Entre la lisière boisée à l’aplomb des sommets et les marais du bas de la vallée, des fourrés auraient freiné ce déferlement.
« Il n’y a plus de continuité végétale », poursuit le viticulteur. Ni pour retenir l’eau et les sols, ni pour servir de gîte aux chauves-souris et à tout un écosystème qui régulent les populations d’insectes ravageurs. Autres préoccupations : comment couper le vent et les brises de vallée, de plus en plus asséchantes ? Comment éviter les brûlures des feuilles de vigne par le soleil de l’après-midi et avoir de l’ombre pour les équipes de vendangeurs ?
Autant de questions qui ont rafraîchi la mémoire des locaux : qu’étaient donc devenus les arbres fruitiers qui ponctuaient autrefois les rangées de vigne ? Où trouvait-on encore des amandiers de Chignin, prisés jadis par les pâtissiers de Chambéry ? Et les pêchers de vigne, les figuiers, les cerisiers, les poiriers ?
Au cours de l’hiver 2021, le projet a mûri. « Notre première idée, se souvient Didier Berthollier, c’était de recréer des corridors verts pour relier le sommet des vignes aux zones humides au bas du vallon. » Ils firent imprimer une immense carte cadastrale en vue satellite : « On a tracé 5 ou 6 lignes du haut en bas, poursuit Noé Quenard, en se disant qu’on allait déjà commencer par connecter plein de bosquets, pour créer une sorte de maillage. »
Une approche collective inédite
Simple sur le papier, mais Didier Berthollier le reconnaît volontiers : « On s’est heurtés à un problème de savoir : planter des arbres, oui, mais lesquels ? Comment ? Il nous fallait un soutien technique. » Ils se sont alors adressés à Mission Haies Auvergne Rhône-Alpes. Depuis 1996, cette association apporte son expertise aux agriculteurs pour les aider à trouver « la place intelligente des arbres dans leur système de production », ainsi que le résume sa directrice, Sylvie Monier.
Cette conseillère agroforestière a été séduite par le projet des viticulteurs de Chignin, qu’elle suit maintenant depuis quatre ans : « D’habitude, nous sommes contactés par des agriculteurs, à l’échelle de leur exploitation individuelle. Quelques rares opérations sont lancées par des communes. Mais une approche collective à l’initiative d’agriculteurs qui s’entendent pour avoir ce type de réflexion globale, c’est rarissime ! »
D’autant qu’il peut y avoir jusqu’à vingt propriétaires différents sur les tracés envisagés pour les haies. En s’appuyant sur leur connaissance « au cm2 près » du terrain, sur sa maîtrise de la géologie et sur les récits des anciens, Sylvie Monier a déterminé quelles essences planter à quels endroits : ainsi, par exemple, les amandiers dans les éboulis, les pommiers et les noyers en bas de pente, dans les zones plus humides… Elle a amené les viticulteurs à aller plus loin que leur idée de corridor de biodiversité pour « retrouver un patrimoine paysager, une identité de terroir, une cohérence ».
Ils n’en sont pas restés là et ont aussi cherché à associer les habitants du village, parmi lesquels beaucoup d’ex-citadins. Pour cela, ils ont répondu à un appel à projet de l’association Des Enfants et des arbres, qui promeut le lien entre agriculteurs et écoles. Le dossier requis les a obligés à formaliser et à structurer leurs idées.
Bénédicte Freschi, la compagne de l’un d’entre eux — par ailleurs cueilleuse de plantes sauvages et productrice de bourgeons — s’est enthousiasmée pour cet élan collectif et a pris en charge la coordination de l’opération : relations avec l’école communale, approvisionnement en copeaux de bois pour préparer les plantations, commandes groupées de végétaux, rétroplanning, etc.
Cinquantaine d’enfants
Pour se procurer des plants, seuls des pépiniéristes des environs, labellisés Végétal local, ont été sollicités. Si certaines espèces viennent d’ailleurs, comme les oliviers et les quelques pistachiers plantés par Noé Quenard sur une parcelle très exposée, les autres étaient déjà présentes : « Les pépiniéristes sont venus récolter des graines sur place, pour les faire pousser chez eux, avant de les rapporter ici dix-huit mois plus tard pour qu’on les plante. » Une technique qui permet d’accroître la résistance et la diversité génétique des plants.
Au cours de l’hiver 2022-23, 600 arbres et arbustes ont été plantés par les viticulteurs. Lors de la campagne 2023-24, 700 arbres supplémentaires ont été achetés, et le nombre de viticulteurs participants a grandi. Cette fois, la communauté de communes Cœur de Savoie s’est invitée autour de la table et a financé l’achat des plants : ce serait dommage de rester à l’écart d’un tel projet, collant si bien avec le Schéma de cohérence territoriale (Scot), qui fixe comme priorité la connexion écologique entre le massif des Bauges et celui de la Chartreuse.
Pour l’hiver qui s’annonce, une commande de 180 plants a été passée, mais l’essentiel du temps sera consacré à l’entretien des plantations précédentes. Chacun plante sur ses parcelles, à son rythme. Le viticulteur qui travaille avec l’école s’engage, lui, à expliquer son métier dans les deux classes élémentaires du village, puis à accueillir la cinquantaine d’enfants (du CP au CM2) pour planter une haie avec eux. « Ensuite, les enfants amènent leurs parents voir “leur” arbre, s’émeut Bénédicte Freschi. Ils en sont fiers. C’est comme s’ils s’appropriaient le paysage, qui devient un patrimoine commun. »
Ces plantations portent-elles leurs fruits ? Didier Berthollier répond avec modestie : « On n’a pas de certitude, c’est un pari. Mais on ne pouvait pas rester sans rien faire. On a une intuition et l’énergie pour le faire. » Planter des arbres oblige à la patience.