En 2011, le Conseil départemental de l’Aude a amorcé l’idée de candidater ses sites cathares à l’UNESCO, dans le sillage du succès touristique de Carcassonne (déjà classée en 1997) . Le projet a mûri plus d’une décennie, en partenariat avec le département de l’Ariège, pour aboutir au dépôt officiel d’un dossier de candidature en 2025 . Huit sites emblématiques, situés pour la plupart en pays d’Aude (plus Montségur en Ariège), y sont regroupés sous l’intitulé unifié de « Forteresses royales du Languedoc » . Il s’agit des mêmes citadelles autrefois appelées “cathares” : Carcassonne, Montségur, Lastours, Puilaurens, Termes, Quéribus, Peyrepertuse et Aguilar, formant un ensemble cohérent de châteaux de montagne du XIIIe siècle . L’objectif affiché est de faire reconnaître leur valeur universelle exceptionnelle en tant que témoignages de l’architecture de défense médiévale et de la consolidation du pouvoir royal en Occitanie après la croisade .
Toutefois, dans cette démarche, le choix des mots s’est révélé épineux. Jusqu’alors, la communication touristique utilisait abondamment le nom évocateur de « châteaux cathares ». Or, un tel label fantaisiste risquait de décrédibiliser le dossier auprès de l’UNESCO, qui exige une intégrité historique dans les candidatures. Les porteurs du projet ont donc décidé de « rétablir la vérité historique » en bannissant officiellement l’expression “châteaux cathares” au profit de « forteresses royales du Languedoc » . En clair, on nomme les choses pour ce qu’elles sont factuellement : des citadelles bâties par le roi de France au XIIIe siècle, et non des châteaux construits par les Cathares. Cette clarification s’aligne sur la position des historiens médiévistes (comme Anne Brenon cité plus haut) et sur le discours scientifique actuel . Elle a également le mérite de différencier ces monuments d’autres sites cathares non fortifiés (maisons, villages) qui ne sont pas concernés par le périmètre UNESCO.
Néanmoins, cette décision terminologique a suscité une levée de boucliers chez certains acteurs locaux. Pour des défenseurs de la culture occitane, renoncer au nom affectif de “châteaux cathares” ressemble à une trahison de l’âme du pays. Dès l’annonce du nouveau label, des critiques virulentes ont fusé : un communiqué de plusieurs groupes occitanistes dénonça en février 2025 « [la] mise à la poubelle [de] toute la mémoire de la croisade contre l’Occitanie » par des « révisionnistes [voulant] liquider le nom de “Châteaux Cathares” et imposer “Forteresses royales du Languedoc” pour faire plaisir à l’Unesco » . Ces militants, rassemblés autour du mouvement País Nòstre et d’autres associations, y voient « un reniement total de l’histoire occitane » et « un mauvais coup porté » au travail de générations d’historiens et de promoteurs du Pays cathare . La vigneronne Claude Vialade, très investie dans la valorisation du terroir occitan, s’est publiquement insurgée contre « un complexe d’infériorité régionale » et « un abandon identitaire » que représenterait selon elle l’abandon du terme cathare, appelant les élus à « rebaptiser ce dossier » plutôt que de capituler sémantiquement devant Paris et l’UNESCO. Ces voix reprochent en somme au Conseil départemental de l’Aude d’adopter le point de vue du vainqueur (le pouvoir royal français) au détriment de la mémoire des vaincus (le peuple occitan cathare) .
Comment, dès lors, aborder ce sujet de manière à ce que tout le monde soit gagnant ? Une première étape est de reconnaître la légitimité des deux dimensions : la vérité historique d’un côté, la réalité identitaire et affective de l’autre. Sur le plan historique, il est désormais incontestable – et il faut le dire sans ambages – que les forteresses du Pays cathare visibles aujourd’hui sont bien des constructions postérieures à la croisade, érigées par l’administration royale capétienne . Le dossier UNESCO se doit donc, pour être crédible, de les présenter pour ce qu’elles sont : d’authentiques chefs-d’œuvre d’architecture militaire française du XIIIe–XIVe siècle, comparables par exemple aux châteaux anglais d’Édouard Ier au pays de Galles ou aux bastions des chevaliers en Terre sainte. Cette honnêteté historique ne retire rien à leur intérêt, bien au contraire : comprendre qu’ils furent les instruments de la domination française permet de raconter le contexte de la fin tragique du catharisme et de l’annexion du Languedoc.
Dans le même temps, il serait maladroit et contre-productif de gommer l’aura cathare et la signification culturelle que ces lieux ont pris pour la population locale. Un classement UNESCO n’implique pas d’occulter les récits associés aux sites, à condition de bien les contextualiser. On peut tout à fait imaginer une mise en valeur duale : d’un côté expliquer aux visiteurs l’ingénierie royale (système défensif, logistique, architecture) de ces citadelles « royales », et de l’autre côté évoquer les épisodes cathares qui se sont déroulés sur ces mêmes rochers avant la construction des châteaux actuels. Montségur, par exemple, est à la fois un monument d’architecture militaire française et un haut-lieu de mémoire du catharisme – les deux facettes doivent être présentées, pour raconter l’histoire complète du site. De même, Lastours conserve les traces d’un castrum cathare antérieur (trois des quatre tours sont d’origine seigneuriale occitane) juste à côté de la Tour Régine bâtie par les Français : voilà un cas d’école pour montrer in situ la superposition des histoires.
En matière de communication, des solutions conciliantes peuvent être adoptées. Les porteurs du projet parlent déjà de « sites du Pays cathare » en parallèle des « forteresses royales » dans leurs documents . Cela signifie qu’ils reconnaissent que ces châteaux, au-delà de leur identité architecturale royale, sont les témoins et les gardiens de valeurs et d’une mémoire occitane – « des symboles puissants, marqués par des valeurs de résistance, de tolérance, de conquête ou de rébellion », selon le site d’Aude Tourisme . On peut donc continuer à employer l’appellation populaire Pays cathare dans la médiation culturelle (dépliants, musées, événements) en l’expliquant comme une notion de mémoire et de marketing territorial, sans prétention historique scientifique. Parallèlement, le label officiel UNESCO, lui, utilisera l’intitulé rigoureux de « forteresses royales du Languedoc » pour la reconnaissance patrimoniale mondiale. L’un n’empêche pas l’autre : ce double registre de langage permet de satisfaire aux exigences de sérieux historique tout en ménageant l’attachement du public local au mythe cathare.
Enfin, impliquer les acteurs locaux – historiens régionaux, associations occitanes, élus – dans la suite du processus UNESCO serait un gage de succès partagé. Eux qui craignent d’être dépossédés de leur histoire pourraient au contraire participer activement à la mise en récit des sites. Par exemple, lors de l’inauguration officielle du réseau des forteresses classées, organiser des colloques ou des spectacles sur l’épopée cathare et la croisade permettrait de montrer que l’UNESCO n’est pas là pour « voler l’âme » des châteaux, mais au contraire pour la diffuser au monde entier de manière correcte. On pourrait aussi promouvoir le nom poétique de « Citadelles du vertige » (forgé par Michel Roquebert) dans la communication touristique courante – ce terme ayant l’avantage d’être évocateur et neutre quant à l’origine (il décrit la géographie vertigineuse sans attribuer faussement la construction aux Cathares). D’autres suggestions ont été avancées par des habitants, telles que « Citadelles occitanes » ou « Citadelles du Pays d’Oc », qui souligneraient l’enracinement régional de ces forteresses sans contredire la chronologie historique. Quel que soit le choix final, l’important sera d’associer l’identité occitane au projet au lieu de la considérer opposée à celui-ci.
En conclusion, l’histoire des châteaux dits “cathares” est faite de strates successives qu’il convient de reconnaître : des castra occitans du début du XIIIe siècle aux bastions royaux de la fin du Moyen Âge, puis aux reliques romantiques exaltées aux XIXe–XXe siècles, jusqu’à la revalorisation touristique actuelle. Vouloir les faire classer à l’UNESCO sous une appellation exacte n’est pas un mal en soi – c’est rendre à César ce qui appartient à César, selon la formule d’Anne Brenon . Mais il ne faut pas pour autant oublier de rendre à l’Occitanie ce qui appartient au pays cathare : la mémoire des Cathares et de la croisade, bien que distincte des pierres, imprègne indéfectiblement ces lieux. Une approche gagnant-gagnant consistera donc à raconter toute l’histoire de ces citadelles, sans exclure personne. Ainsi, les visiteurs du monde entier, attirés demain par le prestigieux label UNESCO, comprendront que ces forteresses du Languedoc sont à la fois le produit d’une conquête royale et les gardiennes d’une tragédie et d’une culture occitane qui ont marqué l’histoire européenne. Tout le monde y gagnera : la science, le territoire, et la mémoire.
Sources : Les informations ci-dessus s’appuient sur des études historiques et des sources touristiques et journalistiques récentes, notamment le site d’Aude Tourisme , des travaux d’historiens (Anne Brenon dans La Dépêche ) et les données du dossier de candidature UNESCO , ainsi que sur les réactions d’acteurs locaux tels que rapportées dans la presse occitane . Ces références soulignent la dualité historique et symbolique des « châteaux cathares », entre réalité factuelle de forteresses royales du XIIIe siècle et héritage mémoriel du Pays cathare moderne.