Pollution de l’eau potable dans 12 communes du Gard REPORTERRE

Reporterre et Générations futures publient les conclusions des prélèvements d’eau potable de plusieurs communes du Gard, proches de l’usine chimique Solvay, à Salindres. Un PFAS, le TFA, a été retrouvé en quantité significative dans 12 d’entre eux.

« On veut savoir. » C’est le leitmotiv de nombreux habitants du Gard, depuis le 6 février dernier. Ce jour-là, l’association Générations futures et plusieurs médias (Le Monde, France 3 et la RTBF) ont révélé que l’usine chimique Solvay, à Salindres, rejette dans l’eau de la rivière adjacente, l’Arias, des quantités très importantes de TFA. Trois lettres pour désigner l’acide trifluoroacétique, un membre de la famille des « polluants éternels », les PFAS. Reporterre démontre aujourd’hui qu’on en retrouve dans l’eau potable de nombreuses communes.

Cette petite molécule — utilisée dans la fabrication de médicaments ou de pesticides — est extrêmement soluble dans l’eau. Les analyses dévoilées en février dernier ont donc montré qu’elle se promenait aisément depuis le rejet de l’usine jusque dans les rivières en aval et notamment dans le Gardon, où de nombreuses communes puisent leur eau potable. En février, deux communes avaient été testées positives : Moussac et Boucoiran-et-Nozières. L’information avait alors provoqué une pénible prise de conscience. Des collectifs citoyens, trouvant la réaction des pouvoirs publics trop timorée, se sont emparés du sujet, demandant des analyses. Générations futures a aussi poursuivi ses mesures. Reporterre publie aujourd’hui en exclusivité les résultats de prélèvements d’eau potable de treize autres communes.

Ils concernent 11 prélèvements effectués par Générations futures, ainsi que 2 obtenus par des collectifs citoyens. Cela fait treize nouvelles communes testées. À l’exception d’une, elles puisent toutes dans des nappes liées au Gardon. Pour toutes, du TFA a été trouvé dans l’eau potable en quantité significative, sauf pour celle ne puisant pas dans le Gardon.

Nous avons regroupé ces résultats sur une carte, ainsi que toutes les analyses connues de TFA dans le département. Le constat est clair : transporté par les eaux depuis l’usine, ce PFAS se retrouve tout du long des rivières contaminées, et dans l’eau potable des communes qui s’y approvisionnent. « Nos analyses indiquent donc de façon très claire que les rejets de la plateforme chimique de Salindres sont responsables d’un hot spot [point chaud] très important de contamination au TFA, probablement parmi les plus importants au niveau mondial », estime Générations futures.

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Notre carte regroupe trois types d’analyses montrant la présence de TFA : celles effectuées dans les rejets de l’usine, puis dans les rivières et enfin dans l’eau potable. La majorité ont été effectuées par Générations futures. Certains résultats viennent également de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), qui surveille les rejets de PFAS des installations industrielles. Ou même de Solvay elle-même, qui mesure notamment les taux de PFAS dans une rivière, l’Avène, en aval de l’usine.

À noter que nous avons également inclus une analyse d’eau du robinet ne montrant qu’une très faible présence de TFA dans l’eau potable, dans la commune de Vallérargues. Un résultat cohérent, puisque celle-ci ne puise pas son eau à une source en aval de Salindres. Cela tend à démontrer que le TFA retrouvé dans l’eau des autres communes vient bien de l’usine Solvay.

 

Au total, 31 cités touchées

Certaines communes ont le même réseau et la même source d’eau potable que leurs voisines. En tout, ces analyses montrent donc la présence de TFA dans 31 cités gardoises, matérialisées sur notre carte [1]. Elles totalisent 34 648 habitants, selon les chiffres 2021 d’évaluation de la population de l’Insee. Et encore, le TFA ne s’arrête pas au robinet. « Nos eaux usées partent dans d’autres cours d’eau que le Gardon, comme la Courme, le Vidourle », signale Stéphanie, membre du collectif Gardon l’eau saine, qui s’est cotisé pour analyser l’eau potable du village de Saint-Théodorit. « Tant que des analyses systématiques ne seront pas effectuées sur tout le territoire, on ne saura pas précisément jusqu’où s’étend la pollution au TFA », estime Mathieu Ben Braham, chargé de mission scientifique à Générations futures.

La diversité de ces résultats rend leur interprétation délicate. Les trois prélèvements effectués fin 2023 et début 2024 montrent les concentrations en TFA les plus hautes, entre 18 et 19 microgrammes par litre (µg/L). Cela diminue un peu au printemps (11 µg/L à Moussac en avril), puis encore cet été. Les onze prélèvements de juillet vont de 9 à 0,8 pour le plus faible taux trouvé. « Les prélèvements ont été effectués après une période de fortes pluies, cela peut avoir eu un effet de dilution », estime François Veillerette, porte-parole de Générations futures.

Reste à savoir s’ils sont préoccupants en termes de santé publique. « Ces taux, même si ceux de l’été sont en diminution, restent importants pour des PFAS, estime Mathieu Ben Braham. On parle d’habitude plus en nanogrammes par litre qu’en microgrammes, soit 1 000 fois moins. »

Au-dessus du seuil d’alerte

Jusqu’ici, les révélations sur la présence de TFA dans l’eau potable n’ont amené à aucune action des pouvoirs publics. Car il n’existe pas de limite réglementaire pour la quantité de TFA dans l’eau potable. Aucun de ces résultats n’est officiellement « hors norme ».

Ils sont pourtant pour une bonne partie d’entre eux supérieurs aux moyennes observées ailleurs. « Les concentrations médianes dans l’eau potable rapportées dans la littérature scientifique récente varient de 0,08 µg/L aux États-Unis (Indiana) à 1,5 µg/L en Allemagne », indique un article scientifique pas encore publié et disponible sur le site ChemRxiv. Ainsi, 12 prélèvements d’eau potable sur les 16 recensés par Reporterre dans le Gard sont au-dessus de la valeur relevée chez nos voisins.

En juillet, les associations membres de PAN Europe (Pesticide Action Network, dont fait partie Générations futures) ont présenté les résultats de leurs analyses sur 36 échantillons d’eau du robinet. On y trouvait en moyenne 0,740 µg/L de TFA. Tous les prélèvements d’eau du robinet effectués en aval de l’usine Solvay montrent des concentrations en TFA supérieures.

Générations futures propose aussi de se référer à la valeur « indicative » de 2,2 µg/L fixée par l’Institut national néerlandais pour la santé publique et l’environnement (RIVM). Dans ce cas, douze analyses d’eau sont au-dessus de ce seuil. Soit 17 629 habitants toujours concernés. L’UBA, l’agence environnementale allemande, est elle plus conservatrice et a proposé un seuil à 10 µg/L. Ce ne seraient alors « plus que » 7 802 habitants qui seraient approvisionnés par une eau au-dessus du seuil d’alerte.

Enfin, l’Union européenne propose aux pays européens d’adopter une valeur limite de 0,5 µg/L pour le total des PFAS dans l’eau potable. Dans ce cas, le TFA à lui seul dépasse largement ce seuil dans toutes les analyses que nous publions, sauf celle de Vallérargues.

Quid des risques ?

À ce trou réglementaire s’ajoutent des connaissances lacunaires sur la toxicité du TFA. L’UBA signalait en 2021 qu’une étude sur le rat avait montré sa toxicité sur le foie à fortes doses. Un effet classique des PFAS. Depuis, une autre étude chez des lapines exposées pendant leur grossesse a montré des malformations fœtales des yeux et du squelette. L’UBA a donc demandé à l’Agence européenne des produits chimiques de classer le TFA dans la catégorie des substances présumées toxiques pour la reproduction humaine.

Mais l’UBA signalait également, en 2021, que les techniques classiques d’évaluation des risques ne conviennent pas à une substance aussi persistante. « Une évaluation adéquate des risques devrait donc couvrir des périodes beaucoup plus longues et des échelles spatiales beaucoup plus grandes que celles utilisées par les méthodes standard », écrivait-elle, recommandant également de prendre en compte le fait que nous ne sommes pas exposés à une seule substance à la fois, mais à un cocktail de molécules.

Par ailleurs, « il est extrêmement coûteux et techniquement difficile d’éliminer le TFA de l’eau », rappelle auprès de Reporterre Ian Cousins, chercheur à l’université de Stockholm, spécialiste des PFAS. Les taux de TFA ne vont donc faire qu’augmenter dans les années à venir, avec un risque grandissant que cela devienne problématique en matière de santé publique. « Nous ne pouvons pas nous permettre que cela se produise », nous écrit-il. Lui et ses collègues plaident pour une forte réduction des émissions de TFA dans l’environnement.

L’absence des pouvoirs publics

Malgré ce constat scientifique, et malgré nos relances, l’usine Solvay est restée sourde à nos demandes. De même que l’Agence régionale de santé Occitanie (ARS). L’organisme avait pourtant réagi aux révélations de Générations futures en février dernier. Après une première campagne de mesure des PFAS dans l’eau potable n’incluant pas le TFA, elle s’est résolue à lancer des analyses visant la molécule, justement dans les captages d’eau potable liés au Gardon. Elle a prévu d’effectuer des prélèvements dans de nombreuses communes où Générations futures est déjà passé. L’ARS a-t-elle déjà effectué ces analyses ? A-t-elle des résultats ? Nous n’avons pas eu de réponse à nos questions.

Solvay, de son côté, promettait fin mai de réaliser une étude « d’interprétation de l’état des milieux » et de soumettre à l’administration « un programme de mesures des composés fluorés » d’ici la fin de l’année. Ces mesures seront-elles réellement mises en place ? Le doute est permis. Solvay a brutalement annoncé fin septembre qu’elle allait arrêter définitivement l’usine d’ici octobre 2025, supprimant au passage 68 emplois. Le groupe pharmaceutique belge a indiqué que les nouvelles normes françaises et européennes sur les PFAS nécessiteraient « d’importants investissements qui ne seraient pas justifiés au regard de la performance du site de Salindres ces dernières années ». Mais même si Solvay s’en va, la pollution persistera.

Lire aussi : Dans le Gard, des salariés « dévastés » par la fermeture d’une usine à PFAS

Reporterre a contacté les responsables des différents réseaux d’eau potable analysés. La mairie de Comps dit s’en remettre à « l’expertise » de l’ARS. Bernard Clément, maire communiste de Domessargues et président du Syndicat des eaux qui dessert 12 communes dont 3 prélevées (Saint-Théodorit, Maruéjols-lès-Gardon et Cassagnoles), a été plus loquace.

« On a demandé à l’ARS et à notre laboratoire d’analyses, à l’avenir, de contrôler aussi le TFA sur l’ensemble de nos points de prélèvement », nous assure-t-il. Mais il avoue se sentir dans une impasse. Mettre en place une usine de traitement de l’eau « multiplierait son coût par dix », nous explique-t-il. « J’attends du législateur qu’il nous dise ce que l’on doit faire. Comment voulez-vous qu’à mon niveau j’ai la capacité de décider ? » Compte-t-il demander à Solvay de payer la dépollution ? « On n’a pas à attendre de cadeaux d’une multinationale », répond-il, fataliste.

Dépités de l’absence de réaction des pouvoirs publics, certains citoyens se sont organisés. Le collectif Gardon l’eau saine, à Saint-Théodorit, a testé un système de filtration de l’eau potable à domicile, et constaté une forte baisse du taux de TFA dans l’eau du robinet. « Nous sommes contents d’avoir trouvé une solution face à la pollution de notre eau potable, malgré le fait que ce soit un système individuel de filtration. Nous restons cependant mobilisés pour que le problème soit réglé de façon collective », écrivaient-ils sur Facebook le 9 octobre dernier.

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