Rémi Fraisse 10 ans aprés Editorial d’Hervé Kempf de REPORTERRE

Rémi Fraisse, 10 ans après : l’État meurtrier n’a pas étouffé le feu de la révolte

De l’homicide de Rémi Fraisse en 2014 aux graves blessés de Sainte-Soline, le mouvement écologiste subit une répression policière croissante. Sans que cela éteigne la révolte, écrit Hervé Kempf dans cet éditorial de REPORTERRE .

C’était en 2014. Une autre époque. La « gauche » était au pouvoir, avec François Hollande, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve. Le mouvement climat n’existait pas. L’extrême droite ne saturait pas l’espace public. À Notre-Dame-des-Landes, les écologistes — assumant une radicalité de résistance — avaient remporté une bataille improbable : ils avaient fin 2012 repoussé l’assaut violent des gendarmes qui voulaient les expulser, distillant l’utopie de la zad dans l’imaginaire public.

Années molles, incertaines, où la « gauche de gouvernement » trahissait l’une après l’autre ses promesses, tandis que l’écologie politique ne parvenait pas à capitaliser sur ses succès récents. Mais sous la cendre des espoirs déçus et des lendemains sans perspective couvait le feu de la révolte contre la destruction du monde. Un feu follet virevoltant, que la petite équipe de Reporterre, professionnalisée en 2013, pouvait voir échauffer, ici contre un projet routier, là une extension d’aéroport, ailleurs des projets immobiliers délirants.

Dans le Tarn, la destruction d’une zone humide pour créer une retenue d’eau destinée à l’agriculture industrielle suscitait une lutte sourde et brutale, dans laquelle l’État, traumatisé par son échec à Notre-Dame-des-Landes, engageait des moyens violents et souvent illégaux contre une résistance non violente mais déterminée. De mois en mois, on voyait se renforcer la brutale pression policière, qui ne faisait qu’alimenter la détermination des militants, de plus en plus nombreux.

Récit mensonger de l’État

Le samedi 25 octobre, des milliers de gens se retrouvaient à Sivens : à un bout de la zone dévastée, où toute végétation avait été éradiquée pour un terrassement lisse et sans vie, une fête joyeuse ; à l’autre extrémité, où des escadrons de gendarmerie gardaient un enclos d’engins de chantier, cailloux et quelques cocktails Molotov avaient commencé à voler dans la nuit noire face à une pluie de grenades. C’est là que, soudainement, une ombre chuta, atrocement blessée par une grenade. Quelques gendarmes sortaient de l’enclos et emportaient précipitamment le corps sans vie. Puis, dans l’aube hébétée, les escadrons disparaissaient, laissant planer un doute amer sur la scène dévastée.

Reporterre suivait la lutte depuis des mois, et nos reporters étaient présents ce week-end. Dans la journée de dimanche, alors que l’on apprenait la mort de Rémi Fraisse, les autorités commençaient à installer un récit visant à rendre responsable de sa mort le jeune botaniste ou les militants. Mais sur place, nous recueillions des témoignages reconstituant le déroulement des événements, que nous croisions avec une source hospitalière. Dès le lundi matin, Reporterre pouvait ainsi révéler que Rémi Fraisse avait été tué par une arme des gendarmes. D’autres médias embrayaient, le récit officiel s’enrayait, l’État était contraint de reconnaître la vérité.

 

Le drame frappait l’opinion. C’était la première fois depuis la mort de Vital Michalon, en 1977, lors d’une manifestation antinucléaire, qu’un écologiste était tué par les forces de police. En filigrane, cet homicide montrait que l’État français accordait autant d’importance à la poursuite d’un modèle d’aménagement destructeur qu’à celle de son fuligineux programme nucléaire Superphénix (qui avait ensuite été abandonné).

La mort de Rémi Fraisse n’a pas freiné la violence policière

État violent, État menteur : le fait qu’un gouvernement soit prêt à mentir pour couvrir ses actes illégaux n’est certes pas une nouveauté. Mais, autant le redire, ce qui rappelle l’importance essentielle des contre-pouvoirs, à commencer par une presse libre, mais aussi par des forces politiques capables de questionner ou déstabiliser des gouvernants indignes.

Un troisième constat, plus étonnant, est que l’homicide de Rémi Fraisse n’a pas modifié le comportement de l’État ni freiné la violence policière. L’objet du conflit, une grande réserve d’eau, a pourtant été abandonné par la suite. Comme après Notre-Dame-des-Landes (lui aussi abandonné), la leçon de Sivens aurait dû être qu’une réelle discussion et qu’une analyse contradictoire des projets d’aménagement sont indispensables. Mais l’État s’obstine à imposer des infrastructures détruisant l’environnement et ne répondant pas aux besoins sociaux. Il reproduit la violence : à Sainte-Soline, sur l’A69, le même schéma absurde est à l’œuvre. Refus de dialogue, non prise en compte des expertises contraires (même quand elles émanent d’organismes officiels), piétinement des avis défavorables dans les enquêtes publiques.

Notons qu’une fraction du Parti socialiste ne semble rien avoir retenu de Sivens, puisque l’on voit Carole Delga soutenir le projet climaticide de l’A69 et la violence policière insensée qui l’entoure. Le déni de ces instances de réflexion contraint les citoyens opposés à renforcer leur résistance, à quoi l’État répond par la violence. Tout ceci se traduit par un climat délétère et une excitation générale des esprits. L’État n’apparaît plus comme porteur de l’intérêt général, mais comme le défenseur d’intérêts particuliers défendus à n’importe quel prix.

« L’État apparaît comme le défenseur d’intérêts particuliers »

Et ce prix semble toujours plus élevé. Si le type de grenade explosive avec laquelle un gendarme a tué Rémi Fraisse a été interdite, d’autres presque aussi dangereuses restent employées, de manière toujours plus intense, tout comme les LBD (lanceurs de balles de défense), qui se sont généralisés depuis 2014.

Ceux qui veulent empêcher la destruction du monde ne lâcheront pas

Durant la rébellion des Gilets jaunes en 2019, durant les manifestations contre les mégabassines à Sainte-Soline en 2023, on a ainsi vu se multiplier des blessés graves et plongés dans le coma, des yeux arrachés, des mains mutilées… L’État français ne pratique plus le maintien de l’ordre, il pratique une répression violente visant à dissuader quiconque de manifester, quel qu’en soit l’objet ou la forme. Le résultat paradoxal en est de faire monter le degré de violence nécessaire pour se faire entendre, et d’aller à l’encontre de la paix civile, qui devrait être le premier objectif de gouvernants responsables.

Tout ceci ne réussit pas à éteindre le sentiment de révolte. Alors que la mort de Vital Michalon avait durablement affaibli le mouvement antinucléaire, stupéfié par la violence répressive, celle de Rémi Fraisse n’a pas figé le mouvement écologiste. Malgré mille difficultés et un contexte général chaotique (attentats de 2015, crise du Covid en 2019, guerre d’Ukraine en 2022), l’énergie de celles et de ceux qui veulent empêcher la destruction du monde n’est pas dissipée sous les grenades, mais paraît s’amplifier d’année en année. Le botaniste Rémi Fraisse n’est pas mort en vain, et son visage serein reste une image pour la lutte : les défenseurs de la vie ne lâcheront pas face à l’obscur esprit des destructeurs du monde.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*