Les populations connaissent mal les feux de forêt, regrette l’anthropologue Élise Boutié. Une « absence de culture du feu » héritée du technosolutionnisme qu’emploie l’État face aux incendies.
Les feux embrasent le monde. Plus de 3 000 feux de forêt ravagent la Turquie depuis un mois ; la Grèce, elle, a mené une « bataille titanesque » fin juillet contre de multiples incendies. En France, Marseille est encore sous le choc du violent incendie qui a atteint la ville le 8 juillet. Albanie, Portugal, Bulgarie, Syrie… Les flammes, alimentées notamment par des températures caniculaires (plus de 50 °C enregistrés en Turquie), consument de nombreux pays et régions, en Méditerranée comme au Canada et en Californie, touchés comme les années précédentes.
Élise Boutié, anthropologue au Laboratoire d’anthropologie politique, déplore une absence de « culture du feu » dans notre société. Celle qui a fait une thèse sur le mégafeu de 2018, Camp Fire, le plus meurtrier de l’histoire de la Californie, regrette que rien n’ait changé dans les mentalités depuis cet événement gigantesque.
Reporterre — Percevez-vous des similitudes dans la manière dont les populations à travers le monde réagissent à ces feux de plus en plus violents et récurrents ?
Élise Boutié — Je suis toujours surprise de lire dans la presse les mêmes témoignages de victimes de feux partout dans le monde. Cela crée bien sûr toujours un choc psychologique extrêmement fort. Mais il y a une difficulté à dépasser la sidération et à transmettre ces expériences. J’ai commencé ma thèse en 2018 et depuis, étonnamment, le récit qui est fait de ces catastrophes n’a pas évolué. Il reste très local, on les explique par des circonstances régionales, le lien global entre ces événements n’est jamais fait.
La conscience des feux reste très cyclique : on en parle l’été, lorsque l’actualité est brûlante. Ça devient même un marronnier. Et puis on oublie le sujet lorsque les pluies arrivent à l’automne, sans se préparer aux feux qui reviendront neuf mois plus tard.
Les scientifiques préviennent depuis longtemps de la hausse de ces risques liés aux feux. Comment expliquer que l’on tarde encore à s’y adapter ?
C’est compliqué de faire des généralités, un incendie urbain à Marseille et un feu de forêt dans les vastes espaces canadiens sont très différents. On constate quand même, en Occident, une absence de culture du feu dans la société. On ne sait pas dire s’il est dangereux, comment se déplacer, on s’en est remis aux services de secours qui ont accaparé ces connaissances. Sans verser dans la préparation survivaliste, il faut que les citoyens retrouvent un espace pour comprendre le feu.

Il y a aussi une responsabilité politique. À Marseille, on a vu une vraie impréparation. Notre gestion du risque, nos dispositifs de réponse, notre organisation des secours ne sont pas à la hauteur de la vitesse des feux. Après les incendies de 2022 [qui avaient révélé de nombreuses failles, notamment dans la gestion des Canadair français], Emmanuel Macron avait fait des annonces, mais elles n’ont pas été concrétisées.
Enfin, la gestion de l’après-incendie reste, en France, un angle mort. Aux États-Unis, après l’ouragan Katrina de 2005, un protocole a été mis en place et a par la suite été étendu aux mégafeux. Avec des erreurs, certes, mais cela a permis de gérer la temporalité de la reconstruction. À Marseille, les gens sidérés par le passage du feu se retrouvent en plus dans un imbroglio administratif : faut-il se tourner vers les assurances ou entamer une procédure en justice, est-ce au propriétaire de payer la démolition de la maison brûlée ou d’un arbre qui menace de tomber, etc. ?
Cette absence de « culture du feu » a aussi récemment été regrettée par des urbanistes auprès de Reporterre. En quoi la culture moderne des feux est-elle dépassée ?
Cela dépend des régions. En Californie, la forêt est dans certains lieux perçue comme un espace agréable pour des communautés de retraités. Elle n’est qu’un décor, sous cloche, on n’interagit pas avec. C’est aussi le problème des très vastes forêts domaniales nord-américaines. Ces espaces sont délaissés, car les services forestiers n’ont pas les moyens de surveiller toutes ces zones où la végétation forme de véritables boules de feu très explosives.
« Des dégâts occasionnés par les institutions coloniales blanches »
L’industrie du bois est aussi un problème. En pratiquant les coupes rases, elle fragilise énormément les arbres, et les plantations monospécifiques favorisent les incendies. De même dans les Landes et en Méditerranée : les pinèdes sont des plantations très inflammables. Il y a un attachement culturel à ces forêts méditerranéennes, mais c’est un attachement construit : historiquement, la région était plutôt couverte de chêneraies. Il faudrait que soit transmise l’histoire de l’évolution de ces forêts.
La culture traditionnelle du feu des peuples autochtones, longtemps effacée par les États colonisateurs, gagne-elle en visibilité à mesure que les limites de l’approche moderne deviennent plus patentes ?
On voit monter en Californie une parole autochtone et un discours autour de la revendication « rembourser la dette du feu ». Cela fait référence à cette culture du feu qui a été volée à ces populations autochtones [à qui l’on a empêché de pratiquer les brûlis et feux préventifs, perçus comme une dégradation de la nature ou une destruction de la ressource en bois], mais aussi à la destruction des forêts par ces mégafeux. Dans la lignée de l’écologie décoloniale, il y a cette idée de réparation vis-à-vis des dégâts occasionnés par les institutions coloniales blanches.
Cela se matérialise symboliquement. Sur mon terrain d’étude, des sols excavés après des feux ont révélé la présence d’artefacts amérindiens oubliés, littéralement des trous de mémoire. Une collègue anthropologue m’a aussi parlé de feux en Israël qui ont révélé les ruines de villages palestiniens dans les colonies. Le feu vient ainsi physiquement visibiliser l’installation coloniale et remettre à plat l’histoire.
Cette critique de l’approche moderne arrive-t-elle à ouvrir des brèches au sein même des populations occidentales ?
Des collectifs citoyens, en Californie comme à Marseille, essaient de se réapproprier les savoirs. Ils tentent de dépasser la peur du feu, de comprendre ses mécanismes, ses modes de propagation, et réapprennent l’histoire du feu.
On peut craindre, toutefois, que le discours porté par les pouvoirs publics et les pompiers invisibilise ces voix alternatives. On reste sur un imaginaire viriliste et militaire, qui fait du feu un ennemi à abattre via un « arsenal » de technologies à disposition des « soldats du feu ». L’agenda politique ne faisant pas vraiment de l’urgence climatique une priorité, on peut s’attendre à ce qu’une forme de technosolutionnisme et de virilisme soit toujours mise en avant pour donner aux populations un faux sentiment de sécurité.