Encore 130 millions. La filière viticole souffre, et pour y pallier, l’État finance l’arrachage de vignes. Mais plus qu’une affaire de surproduction de vin, c’est tout un modèle intensif qui est à revoir, plaident certains vignerons.
130 millions d’euros pour… arracher des vignes. C’est la coquette somme mise sur la table lundi 24 novembre au soir par la ministre de l’Agriculture Annie Genevard. Une nouvelle enveloppe pour tenter d’éponger une filière viticole qui enchaîne les crises. 200 millions par ci, 120 millions par là : depuis 2020, l’État a signé de nombreux chèques pour permettre à la filière de sortir de la crise. Celle-ci est en surproduction, notamment à cause de la baisse de la consommation de vin en France.
La dernière annonce en date a relativement satisfait les syndicats majoritaires — FNSEA, Jeunes agriculteurs [1]. Ce sont avant tout les viticulteurs de l’ex-Languedoc-Roussillon, du Sud-Ouest et du Bordelais, ceux qui ont le plus de mal à écouler leur vin, qui devraient bénéficier des aides.
Derrière cette succession de plans de sauvetage, on devine une crise structurelle de la viticulture française, particulièrement dans le Sud. Deux visions s’opposent : celle, majoritaire, qui veut réduire temporairement les volumes pour mieux repartir, notamment en arrachant des vignes. Et celle de la Confédération paysanne, qui dénonce un modèle intensif à bout de souffle. Avec, en toile de fond, une question centrale : faut-il continuer à produire plus pour écouler coûte que coûte, ou bifurquer vers « moins, mais mieux » et une véritable diversification ?
Reporterre a posé la question à trois viticulteurs et syndicalistes de l’Aude, l’un des départements les plus touchés.
Du rouge qui ne s’écoule plus
Covid-19, calamités climatiques (sècheresses, grêle, gel…), incendies, tensions géopolitiques freinant les exportations (guerre en Ukraine, taxes Trump), baisse de la consommation, en particulier de vin rouge… Les viticulteurs n’ont pas été épargnés, surtout depuis 2020.
Le changement climatique a fait chuter les quantités récoltées ces dernières années. « Cela pose un problème de rentabilité », dit Jean-Baptiste Sablairoles, 26 ans, en charge du dossier viticulture et membre du bureau des Jeunes agriculteurs. Comprenez : certains viticulteurs ne produisent plus assez de raisin pour en vivre.
Mais cette baisse de production n’a pas suffi à créer la rareté et à faire remonter les prix. Car deux phénomènes font que le vin est plus difficile à écouler. Les régions les plus en difficulté (ex-Languedoc-Roussillon, Sud-Ouest, Bordelais) produisent avant tout du rouge. Or, « le vin rouge ne se vend plus, les gens veulent du blanc et des bulles », observe Sophie Bataillard, 48 ans, vigneronne et porte-parole de la Confédération paysanne dans l’Aude.
« Les gens veulent du blanc et des bulles »
Elles n’ont pas pu se reporter vers les exportations, qui elles aussi souffrent depuis le Covid-19, auxquelles s’ajoutent désormais des tensions avec la Chine et, grâce au président Donald Trump, des droits de douane de 15 % aux États-Unis.
Des prix trop bas pour en vivre
Tout cela crée un problème de prix. « Ce qu’on nous paye aujourd’hui ne couvre pas les frais d’exploitation », déplore Damien Onorré, président du syndicat des vignerons indépendants de l’Aude (affilié FNSEA). La faute aux coopératives, qui ne payent pas assez le raisin ? Selon nos interlocuteurs, celles-ci sont aussi en difficulté. Ils préfèrent accuser les négociants et la grande distribution. L’Union européenne a accepté que la filière discute de « prix d’orientation », non obligatoires mais qui donnent une idée du coût de revient pour les agriculteurs.
« Les mêmes négociants, qui ont participé aux discussions sur ce prix minimum, nous offrent des prix inférieurs ! », dénonce le président de Syndicat. « La semaine dernière, en supermarché, j’ai vu un vin de Pays d’Oc à 2,19 euros la bouteille, dit Sophie Bataillard. On parle de concurrence déloyale des vins espagnols ou des vins italiens, mais ce n’est pas le problème. Là, c’est le négoce qui sait que la profession a les genoux à terre. »
Lire aussi : Derrière les viticulteurs en crise, des coopératives écrasantes
Cependant, pour la Confédération paysanne, ces raisons conjoncturelles (mis à part le changement climatique) ne doivent pas cacher un problème de fond. Pour le syndicat, la répétition des crises démontre plutôt que le modèle viticole intensif du Sud, basé sur une « course aux volumes » et l’irrigation dès que c’est possible, est à bout. Il dénonce une « crise de surproduction » et un « cercle vicieux ». « La FNSEA demande des aides à l’arrachage, puis replante dans des zones irriguées, ce qui fait qu’on se retrouve de nouveau en surproduction, et ainsi de suite », explique Sophie Bataillard.
Arracher les vignes ne suffit pas
Les viticulteurs candidats recevront 4 000 euros par hectare arraché. Avec 130 millions d’euros c’est donc en tout la destruction de 32 500 hectares de vigne qui est financée. « Ça répond à l’urgence », se satisfait Damien Onorré. Pour lui, cela va permettre de « restructurer » les exploitations. « Quelqu’un qui a une cinquantaine d’hectares n’en aura plus que 30, mais sur des terrains irrigués pour optimiser la production, où il va garder les cépages qui correspondent au marché », dit-il.
À l’opposé, Sophie Bataillard fustige un plan qui « ne répond pas à l’urgence sociale, notamment des vignerons qui veulent arrêter ou partir en retraite. 4 000 euros par hectare, c’est à peine le coût de l’arrachage, et derrière la terre ne vaut plus rien. Ce plan ne donne pas d’avenir à ces terres. » Pour son syndicat, il faudrait conditionner les aides au fait que les parcelles arrachées servent derrière à de la diversification — élevage, arboriculture — ou à l’installation de jeunes paysans.
« Le plan ne répond pas à l’urgence sociale »
L’enjeu est d’autant plus important dans l’Aude, touché cet été par un gigantesque incendie et où les vignes font office de coupe-feu. « Il est hors de question que des terres arrachées restent sans rien, en friche », abonde Jean-Baptiste Sablairoles, côté Jeunes agriculteurs.
En contexte de changement climatique, nos trois interlocuteurs s’entendent sur la nécessité de la diversification. Sortir de la monoculture est presque obligatoire, selon les agronomes étudiant les effets du changement climatique. Les Jeunes agriculteurs ont demandé à la ministre Annie Genevard des « plans et contrats d’avenir » pour les paysans souhaitant mettre en place de nouvelles productions sur leur ferme. « On a espoir d’être entendus », dit Jean-Baptiste Sablairoles.
Pour autant, en parallèle il veut encore croire que le vin français peut continuer de couler à flot partout dans le monde. « La viticulture, ça a toujours été en dents de scie », relativise-t-il. Pour remonter la pente, il pense qu’il faut replanter des cépages plus adaptés à la sècheresse, et au marché. Le succès du Prosecco italien, qui a réussi à inonder le marché mondial et dont la filière affiche une croissance de 4 à 6 % par an, le fait rêver. « On pourrait nous aussi créer un vin permettant d’aller se battre à l’international », dit-il. « Côté commercialisation, on n’est pas assez offensif », approuve Damien Onorré.
De quoi faire bondir leur collègue de la Confédération paysanne : « Aujourd’hui, c’est le blanc et les bulles et dans deux ans, on va nous dire qu’il faut faire du rosé piscine parce que c’est ce qui marche. Nous, on travaille la terre, on n’est pas dans la mode. On ne peut pas refaire notre savoir-faire et notre terroir en fonction des habitudes des gens. » Pour elle, l’avenir de la viticulture se résume en un slogan simple : moins, mais mieux.