Chronique de Michel Feltin-Palas ( Journaliste à l’Express )

C’est l’avantage du confinement. J’ai enfin trouvé le temps de me plonger dans un texte que je voulais lire attentivement depuis longtemps : la séance du 12 mai 1992 à l’Assemblée nationale qui a introduit dans la Constitution à l’article 2 un alinéa désormais fameux : « La langue de la République est le français ». C’était la première fois que notre idiome national faisait son entrée dans la loi fondamentale. Le but ? Lutter contre l’anglais. Dans les faits, il a surtout été utilisé contre les autres langues de France.
Mais d’abord, replaçons-nous dans le contexte de l’époque. En 1992, la France s’apprête à ratifier le traité de Maastricht et les parlementaires ont une crainte : que cette intégration européenne plus poussée ne serve de cheval de Troie à l’anglais. « Au moment où nous allons ratifier un traité qui va décider de la disparition de la monnaie nationale au profit d’une monnaie européenne, marquer notre attachement à la langue nationale est un symbole fort et nécessaire », déclare ainsi le député UDF des Pyrénées-Atlantiques Alain Lamassoure. « On compte de plus en plus d’organismes qui utilisent systématiquement l’anglais (…), renchérit son collègue du Maine-et-Loire Edmond Alphandéry (UDF). Il serait bon que le gouvernement rappelle à certains organismes publics que le français est la langue de la République ! » D’où la volonté de renforcer notre arsenal juridique contre la langue de Shakespeare.
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Sur ce point, la représentation nationale paraît unanime. Lucides, certains députés redoutent toutefois que le texte ne se retourne contre les langues minoritaires. « La reconnaissance d’autres parlers qui accompagnent des cultures originales reste fondamentale. Les langues régionales doivent continuer à vivre », lance la députée communiste de Seine-Saint-Denis Muguette Jacquaint. Yves Dollo (PS, Côtes-d’Armor), remarque qu’il s’agit dans les deux cas de défendre la diversité culturelle : « Je ne doute pas un instant que ceux qui vont voter cet amendement afficheront la même préoccupation à l’endroit des langues régionales. » Le centriste alsacien Adrien Zeller partage cette conviction et, en parlementaire expérimenté, exige des clarifications de la part du gouvernement : « J’aimerais entendre le garde des Sceaux nous assurer que cette précision ne portera aucun préjudice aux langues régionales. »
En 1992, le ministre de la Justice s’appelle Michel Vauzelle. Et, cela tombe bien, il est aussi le maire d’Arles, la ville du grand poète provençal Frédéric Mistral. « Nous avons eu en Provence un prix Nobel de littérature (…). Je voudrais donc dire aussi bien à M. Dollo qu’à M. Zeller qu’aucune atteinte ne sera portée à la politique et au respect de la diversité de nos cultures régionales qui est un élément essentiel du patrimoine national ».
Difficile d’être plus clair : cet article vise à s’opposer à l’anglais et non aux autres langues de France. Il stipule d’ailleurs que « le français est la langue de la République » et non la seule langue de la République. Le problème est que le Conseil constitutionnel comme le Conseil d’Etat vont l’interpréter d’une tout autre manière. C’est ce qu’explique la constitutionnaliste Véronique Bertile, spécialiste du sujet, (1) en citant notamment ces trois exemples :
1) Le 15 juin 1999, le Conseil constitutionnel s’oppose à la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Selon lui, « l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public ».
2) Le 27 décembre 2001, il s’oppose à la volonté du gouvernement de financer les écoles Diwan, où les cours ont lieu en breton. Son argument : « L’enseignement public est un service public, dans lequel s’impose, comme dans tout autre, l’usage obligatoire de la langue française ».
3) Le 29 mars 2006, le même article est utilisé par le Conseil d’État pour annuler une disposition du règlement intérieur de l’assemblée de Polynésie qui permettait aux orateurs de s’exprimer soit en français soit dans une langue polynésienne.
Le plus cocasse, si l’on ose dire, est que les prétendus « Sages du Palais-Royal » feront preuve de laxisme en laissant libre cours aux anglicismes dans la publicité et les médias, en censurant une partie de la loi Toubon sur la langue française, en 1994.  » Malheureusement, le Conseil constitutionnel a estimé, sous la pression des milieux publicitaires, que ma loi était contraire à « la liberté de pensée et d’expression », regrettait Jacques Toubon en 2019 dans l’Express. Cela est d’autant plus dommageable que la publicité et les médias exercent une grande influence sur l’ensemble de la population. Cette décision a considérablement affaibli la portée de ma loi. »
Pour le dire simplement, les deux Conseils ont interprété la loi dans un sens exactement contraire à la volonté du législateur. Il en sera d’ailleurs de même lorsque les amoureux des langues de France réussiront enfin à inscrire celles-ci dans la Constitution, en 2008. A la première occasion, le Conseil constitutionnel s’empressera d’affirmer que cet article 75-1, curieusement, « n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (2).
Je laisserai le mot de la fin au linguiste Bernard Oyharçabal qui a parfaitement résumé la situation en écrivant :  » L’esprit du texte était de défendre la langue française principalement face à l’anglais (…). Il [est devenu] un instrument de discrimination envers les langues de France autres que le français » (3).
(1) V. BERTILE, Langues régionales ou minoritaires et Constitution. France, Espagne, Italie, Bruylant, 2008.
(2) Décision n°2011-130 QPC du 20 mai 2011 Mme Cécile L. et autres.
(3) B. OYHARCABAL, « Droits linguistiques et langue basque : diversité des approches », dans C. CLAIRIS, D. COSTAOUEC et J.-B. COYOS (coord.), Langues et cultures régionales de France, État des lieux, enseignement, politiques, Paris, L’Harmattan, Coll. Logiques sociales, 1999, pp. 60-61.

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