Les pièges du tout-anglais
L’hégémonie de la langue de Shakespeare constitue une menace pour la diversité culturelle de la planète et… c’est un Anglais qui le dit.
On n’est parfois jamais si bien servi que par les autres… Donald Lillistone est un Anglais, par ailleurs francophone et francophile. Et parce qu’il parle au moins deux langues, il apprécie la diversité culturelle et ne résout pas à voir un seul idiome, fût-il le sien, devenir hégémonique. Dans un essai rédigé – en français – d’une plume alerte et claire, il alerte donc ses compatriotes de coeur sur les dangers du tout-anglais (1). Et en profite pour démonter avec brio quelques idées reçues. Démonstration.
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– « L’anglais est une langue simple » C’est tout à fait inexact. « Le seul son [k] s’écrit de neuf manières différentes », rappelle Lillistone. C’est l’anglais d’aéroport qui est simple, mais celui-ci n’a pas grand-chose à voir avec la véritable langue de Shakespeare.
– « J’utilise des mots anglais parce qu’ils sont plus courts ». En soi, le postulat de départ est exact – la traduction française d’Harry Potter comprend plus de pages que l’original – mais ce n’est pas la raison du succès des anglicismes. En réalité, ceux qui y recourent à foison le font pour une tout autre raison : ils cherchent à bénéficier de l’image de modernité des Etats-Unis, la puissance dominante de l’époque. Sous la Renaissance, dominée par Venise, Gênes et Florence, les mêmes auraient sans doute multiplié les italianismes.
– « Une langue n’est qu’un outil de communication » Quelle naïveté ! Imposer sa langue, c’est en réalité imposer sa pensée et sa vision du monde. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis le savent très bien, qui ont déclaré ceci dans une conférence tenue en 1961 à Cambridge : « L’anglais doit devenir la langue dominante, remplaçant les autres langues et leurs visions du monde. » Aussi Lillistone lance-t-il cet avertissement : « Quoi qu’en disent les partisans du tout-anglais, la prédominance actuelle de l’anglais en Europe ne sert finalement que les intérêts commerciaux, culturels et politiques des Etats-Unis ».
– « Si tout le monde parlait anglais, il n’y aurait plus de guerre » La diversité linguistique est souvent perçue comme une menace pour la paix. Donald Lillistone rappelle utilement aux distraits quelques menues anicroches survenues dans des pays monolingues telles la guerre de Sécession aux Etats-Unis (1861-1865) ou la guerre civile en Angleterre (1640-1649). En réalité, la diversité linguistique est l’un des aspects de la richesse culturelle de l’Humanité, note Lillistone, qui interroge : « Voulez-vous vraiment visiter Rome, Berlin ou Madrid pour prendre un café dans un Starbucks, dîner dans un McDo avant d’aller au cinéma regarder un film hollywoodien tout en échangeant partout en globish ? ». Vous, je ne sais pas, mais moi, non.
– « La planète entière parle anglais » Cliché, là encore. Les trois quarts de l’humanité n’en utilisent pas un traître mot.
– « Tout le monde veut parler anglais » Non plus. Dans le monde, beaucoup le voient comme la langue de la « modernité » et des « nouvelles technologies. » Mais pour d’autres, l’anglais reste la langue de « l’impérialisme » et du « capitalisme sans foi ni loi ».
– « La domination de l’anglais va croissant ». Au contraire, la dynamique est défavorable à la langue de Shakespeare. Le Brésil a ainsi rendu obligatoire en 2005 l’enseignement de l’espagnol tandis que la Chine développe l’enseignement du mandarin en ouvrant un peu partout des instituts Confucius. Quant au russe, à l’hindi, à l’arabe, à l’allemand et au français, ils gagnent sans cesse de nouveaux locuteurs. Le gouvernement britannique l’a d’ailleurs compris, qui a rendu obligatoire en 2012 l’enseignement d’une langue étrangère dans les écoles primaires. Même le ministère des Affaires étrangères britannique a rouvert l’école de langues étrangères qu’il avait fermée en 2007 !
– « L’anglais est la langue des affaires ». Nuançons : l’anglais est aujourd’hui la langue principale des affaires, ce qui est très différent. Selon les études, cette langue représente certes 30 % du PIB mondial, mais ce pourcentage va mécaniquement baisser avec la montée en puissance de la Chine et des pays émergents. Les jeunes Espagnols sont ainsi de plus en plus nombreux à apprendre l’allemand pour une raison simple : ce n’est pas avec l’anglais qu’ils vont trouver du travail en Allemagne !
La conclusion est évidente : puisque la domination de l’anglais va reculer, la priorité devrait être donnée au plurilinguisme. La solution d’avenir ne consiste donc pas à ce que chacun parle seulement deux langues – la sienne et l’anglais – mais trois. Corollaire : la France dispose là d’un atout formidable puisque le français est, rappelons-le, la seule langue avec l’anglais à être pratiquée sur les cinq continents. Encore faut-il que nos élites en prennent conscience.
(1) Les pièges du tout-anglais expliqués aux Français par un Anglais, Donald Lillistone, Editions Glyphe
Michel Feltin-Palas / L’Express
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