La chronique de Michel Feltin-Palas ( L’Express )

Michel Feltin-Palas
mfeltin-palas@lexpress.fr
Non, les langues régionales n’ont pas disparu
Beaucoup les croient déjà mortes alors qu’une dizaine de millions de Français les parlent encore,. Enquête sur une fausse croyance.
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Autant vous prévenir tout de suite : cette semaine, j’ai décidé de vous faire peur, et même doublement peur. D’abord, je vais vous parler d’un philosophe, ce qui, en général, constitue un excellent moyen d’inciter les lecteurs à passer à un autre article. Ensuite, je vais tenter de vous convaincre qu’il existe, même dans une démocratie comme la France, un « appareil idéologique d’Etat », pour reprendre la formule de Louis Althusser – car c’est de lui qu’il s’agit. Un appareil idéologique d’Etat qui, de mon point de vue, opère en particulier dans le domaine linguistique.
Prenons un exemple : la plupart des Français sont convaincus que les langues régionales ont disparu. Oh certes, ils veulent bien l’admettre : en cherchant bien, il doit bien se trouver quelques vieillards cacochymes dans les Ehpad de basse-Bretagne et une poignée de bergers perdus dans des vallées reculées du Massif Central pour s’exprimer en « patois », mais enfin, ma bonne dame, tout cela appartient à un passé révolu. Au demeurant, leur disparition n’a strictement aucune importance. L’essentiel désormais n’est-il pas de baragouiner l’anglais ?
Cette croyance profondément ancrée constituerait le plus brillant des raisonnements si… lesdites langues régionales n’étaient pas encore largement pratiquées. Selon une récente enquête, en effet, 18 % des personnes interrogées déclarent parler l’une d’entre elles, ce qui représente au bas mot quelque 10 millions de personnes (1). Ce chiffre étant comparable aux audiences d’un match de foot de l’équipe de France à la télévision, cela revient à soutenir que personne ne s’intéresse au ballon rond dans notre pays. Bon courage !
Reste donc à comprendre comment, au mépris de la réalité, une telle conviction a pu s’imprimer aussi profondément dans les esprits. Et c’est là qu’il faut en revenir aux travaux de Louis Althusser. Qu’entendait-il par « appareil idéologique d’Etat » ? Ceci : « L’imposition d’une idéologie dominante diffusée par les institutions officielles : l’école, les administrations, les intellectuels les plus en vue, les médias, sans oublier certains partis politiques, syndicats et associations », résume le linguiste Pascal Ottavi. A force de diffuser tous la même vision, fût-elle erronée, celle-ci finit par apparaître comme une évidence qu’il n’est même plus nécessaire de démontrer.
Veut-on une illustration de ce procédé ? Le 24 mai dernier, quelque 300 personnes manifestent dans la capitale pour exiger la démission du tout nouveau ministre Damien Abad, soupçonné de violences sexuelles et la plupart des médias évoquent ces protestations. Pourquoi pas ? A ceci près que, quelques jours plus tard, plusieurs milliers de personnes se mobilisent pendant plusieurs jours à l’occasion de la Redadeg, une course militante en faveur du breton. Et là, pas une ligne, pas une image, pas un son dans la presse nationale. Un miroir déformant qui contribue évidemment à « invisibiliser » l’existence pourtant bien réelle des langues minoritaires de France.
Traduction concrète des idées qu’a fini par imposer dans l’esprit de nos concitoyens cet « appareil idéologique d’Etat » en ce qui concerne notre sujet ? « Le français est une langue supérieure » ; « Le français est la langue de la liberté » ; « Le français est une langue claire » (entre autres). Autant de truismes dont voici les corollaires : « Les langues régionales ne présentent aucun intérêt » ; « Les pratiquer relève du communautarisme » ; « On ne peut pas être pris au sérieux quand on parle avec un accent régional », etc. N’importe quel étudiant de première année de sociologie recevrait un zéro pointé s’il débitait de pareilles inepties, mais, en France, faute de culture linguistique, cela passe !
Pour faire en sorte que le français reste notre langue commune sans devenir notre langue unique, il est donc nécessaire de procéder au préalable à un travail d’explication, de sensibilisation, de « conscientisation », comme on ne dit plus. Cela n’a rien d’impossible. La preuve ? Les langues ne sont naturellement pas le seul domaine où « l’appareil idéologique d’Etat » exerce son emprise. Longtemps, il a paru évident que les ouvriers ne devaient pas avoir droit à des congés payés ; que les femmes ne devaient pas voter ; que les homosexuels devaient vivre cachés, etc. Et puis, peu à peu, la société civile s’est mobilisée, les esprits ont évolué et la situation a changé. Tout simplement parce que ces causes étaient justes et qu’elles avaient reçu le soutien de l’opinion.
Il n’y a aucune raison qu’il n’en aille pas de même pour les langues de France.
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(1) Enquête Sociovision réalisée en 2021 pour le journal de 13 heures de TF1 auprès d’un échantillon de 3500 personnes âgées de 18 à 74 ans. Sur cette tranche de la population, 18 % de locuteurs représente un effectif de 8,1 million de personnes. Il faut y ajouter les (rares) locuteurs présents parmi les 16 millions de Français âgés de moins de 18 ans et les (nombreux) locuteurs présents parmi les 7 millions de Français âgés de plus de 74 ans. D’où cette estimation de 10 millions de locuteurs.

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