Sous-investi et déchiré par la concurrence, le transport ferroviaire de marchandises traverse une grave crise. Les compagnies de fret sonnent l’alerte et appellent l’État à l’aide.
Partagées entre alarmisme et colère, les compagnies de fret ferroviaire n’hésitent plus, ces dernières semaines, à prendre publiquement la parole pour alerter sur les risques qui menacent leur filière.
C’est toute l’ironie de l’histoire du fret ferroviaire. La concurrence a été imposée il y a dix-sept ans sur le marché du transport de marchandises, bien avant la partie voyageurs, libéralisée à partir de 2020. Selon ses partisans, cette bataille économique devait stimuler tous les acteurs, améliorer la qualité du service, attirer vers le rail de nouveaux clients et entraîner, par une hausse du nombre de trains en circulation, une amélioration des recettes permettant un meilleur entretien du réseau. Le fret ferroviaire s’est au contraire enfoncé dans une spirale infernale.
Le marché s’est émietté entre huit transporteurs, Fret SNCF ayant progressivement perdu 51 % des parts, avec deux concurrents lancés par la SNCF elle-même [1]. Les entreprises du fret ferroviaire n’ont plus les épaules pour s’adapter à la demande. Notamment lorsqu’elle est imprévisible, comme le transport de céréales, qui fluctue selon la météo et le cours des matières premières.
« Tout le monde fonctionne à l’économie et fait ses calculs au plus serré pour ne pas perdre d’argent. On travaille à flux tendu sur le matériel comme le personnel. Nous n’avons plus suffisamment de souplesse », soupire Lionel Ledocq, élu Unsa au CSE de Fret SNCF.
« Il suffit d’un grain de sable pour qu’une desserte soit annulée »
La loi a imposé un saucissonnage de la SNCF en 2020. Fret SNCF, branche d’un établissement public, est transformée en société anonyme, une « entreprise comme les autres » à la capacité d’endettement limitée. En prévision, et pour éviter la faillite, la filiale a dû rapetisser et réduire ses effectifs de 15 000 à 5 400 agents en quinze ans.
« C’est la croix et la bannière pour réunir un conducteur, un agent au sol et une machine qui fonctionne, constate David Lasnier, secrétaire général CGT des cheminots de Vierzon et conducteur sur les lignes fret. Il suffit d’un grain de sable pour qu’une desserte soit annulée. »
Pour ne rien arranger, les industries lourdes, grosses consommatrices de transport ferroviaire, ont décliné en France. Et le rail a subi une concurrence accrue de la route : l’arrivée des travailleurs détachés a comprimé les salaires des chauffeurs et les semi-remorques ne payent pas l’entretien des routes, contrairement aux trains qui sont facturés à chaque passage. Résultat, la part du rail dans le transport de marchandises a été divisée par deux entre 2006 et 2019 (de 20 % à 10 %).
Faute de moyens financiers pour les entretenir, les lignes « capillaires » qui connectent entrepôts et usines au réseau principal accusent une moyenne d’âge de 73 ans. Un quart de ces voies a dû être fermé ces cinq dernières années (822 km en moins). Difficile, dans ces conditions, d’imaginer atteindre l’objectif fixé par la loi climat en 2021 à l’horizon 2030, du doublement de la part des marchandises transportées par rail.
Ce n’est pourtant pas la demande qui fait défaut. Depuis quelques années, les industriels comptent de plus en plus sur le rail pour améliorer leur bilan carbone [2]. Les transporteurs célèbrent donc les minuscules gains de parts de marchés enregistrés au détriment de la route en 2021 (à 10,7 %, + 1,1 point en un an, en stagnation sur cinq ans), comme la promesse d’une résurrection du fret ferroviaire. Grâce, notamment, au transport combiné qui séduit de plus en plus d’entreprises en permettant de conjuguer rail, bateau et route grâce à l’utilisation de conteneurs adaptés [3].
Ce frémissement de la demande suscite néanmoins une grande frustration chez les transporteurs. « L’offre de la SNCF est en constante dégradation depuis plusieurs années et cela s’est accentué depuis un an », dénonce Ivan Stempezynski, président du Groupement national du transport combiné.
Devant les difficultés qui s’accumulent certains « chargeurs » [4] renoncent déjà à faire leur conversion ferroviaire. Les compagnies ne parviennent pas à proposer des trains suffisamment nombreux et ponctuels aux nouveaux convertis.
Un quart des demandes de circulation qu’elles déposent — les fameux « sillons », droits de passage vendus pour chaque train par SNCF Réseau, le gestionnaire des rails — leur sont refusées chaque année. En cause : la saturation du réseau ferré et sa sauvegarde qui nécessitent de gigantesques travaux de régénération, souvent menés la nuit, au moment où circulent d’ordinaire les trains de fret.
« Le fret est une variable d’ajustement trop souvent sacrifiée, parce qu’il représente moins de 10 % des recettes de SNCF Réseau sur la vente de sillons », souffle Ivan Stempezynski.
Pour ne rien arranger, les entreprises ont vu leur facture d’électricité multipliée par 4 entre 2021 et 2023. Il a fallu l’aide d’urgence de l’État pour passer l’année 2022 et le ministère de la Transition écologique a annoncé un geste important, le 21 avril : SNCF Réseau autorisera les opérateurs de fret ferroviaire à résilier leur contrat d’électricité le 1ᵉʳ juin, pour en renégocier un à meilleur compte.
Une nouvelle qui ne lève pas totalement les inquiétudes des transporteurs, tant l’année 2023 avait mal commencée, avec des conséquences importantes des grèves sur le trafic du fret.
« L’État ne met pas les moyens parce que les marchandises ne votent pas »
Tout le monde s’accorde à dire que la résurrection du fret ferroviaire nécessite de lourds investissements. « Il y a un verrou à Bercy. L’État ne met pas les moyens de développer le fret ferroviaire, parce que les marchandises ne votent pas », tempête un patron d’une entreprise de transport.
L’alliance 4F réclame une planification sur plusieurs années, à travers une loi de programmation, pour offrir aux industriels de la visibilité. Elle estime le besoin financier à 500 millions d’euros. Deux sénateurs auteurs d’un rapport sur le sujet en mars 2022 ont quant à eux estimé le besoin spécifique au fret à 10 milliards d’euros entre 2025 et 2030.
Outre la rénovation des lignes en fin de vie, il faut construire quinze plateformes logistiques « multimodales » pour le transport combiné, selon l’estimation de 4F. Le réseau doit également être mis aux normes de gabarit européen, dite « P400 » (des remorques de quatre mètres de hauteur) ce qui implique des travaux sur les ponts et tunnels.
Les investissements pour régénérer ou développer les lignes de fret ont doublé en deux ans, assure SNCF Réseau, à 170 millions d’euros annuels, et permettent déjà selon le gestionnaire du réseau une amélioration du volume, de la qualité et de la ponctualité des sillons. Il compte aussi sur l’effort financier déployé sur l’ensemble du réseau pour compenser progressivement le retard.
Côté gouvernement, Élisabeth Borne a amplement communiqué le 24 février, autour d’un « plan d’avenir » de 100 milliards d’euros sur 15 ans. Mais dans le détail, deux tiers de cette somme restent à trouver auprès, notamment, des collectivités locales et rien, pour l’heure, n’est fléché vers le fret.
« Ça va être la grosse bagarre »
Les regards se tournent également depuis le début de l’année vers la Commission européenne. Elle a ouvert une enquête visant Fret SNCF et des soupçons d’aide « illégale » de l’État, pour la reprise d’une dette de 5,3 milliards d’euros en 2019. Plusieurs scénarios sont à l’étude. Une dose de concurrence forcée pourrait par exemple être imposée à Fret SNCF, comme cela s’est fait en Italie pour la compagnie aérienne Alitalia, dissoute au profit d’une nouvelle entreprise créée de toutes pièces par le ministère de l’Économie.
« Ça va être la grosse bagarre, prévient Karima Delli, eurodéputée écologiste et présidente de la commission des transports du Parlement européen. Il faut que nous obtenions la révision des règles en matière d’aides d’État, pour qu’elles ne soient pas contraignantes et tiennent compte des objectifs du green deal [doublement du trafic fret à l’horizon 2050]. »