L’économiste Toulousain Jean Tirole dénonce le programme économique de Le Pen

Jean TirolePrix Nobel d’économie en 2014 et président honoraire de Toulouse School of Economics (TSE), Jean Tirole a accordé à La Dépêche du Midi une tribune exclusive dans laquelle, à une semaine du second tour de la présidentielle, il étrille point par point le programme économique de Marine Le Pen.

Depuis la Seconde guerre mondiale, l’extrême droite n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Son arrivée aux affaires aurait des conséquences considérables pour notre société et les valeurs de notre pays. La volonté de sa candidate de s’éloigner de l’Europe et de ses principes démocratiques pour se rapprocher de leaders populistes comme les dirigeants hongrois et polonais, voire d’un dictateur comme Poutine semble particulièrement inquiétante. Ces points ont été maintes fois évoqués, à raison, pour lui faire barrage. Mais qu’en est-il de son programme économique ?

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La gestion d’un État peut être comparée à celle du budget de la famille ou d’une entreprise. Si l’on emprunte, il faut dépenser l’argent de façon à pouvoir rembourser, il faut être crédible, et il faut des garants. Pour la France, ces trois critères se traduisent ainsi : préparer l’avenir économique du pays, gagner la confiance des prêteurs et le soutien de l’Europe.

Une liste à la Prévert

Le programme de Marine Le Pen est une liste à la Prévert de dépenses nouvelles, largement sous-estimées à 68 milliards €/an, financées à l’aide de recettes hélas en partie fictives. En commençant par les économies de 16 milliards/an liées à des mesures sur l’immigration. Ce calcul repose sur du vent : toutes les études montrent que les immigrés ne coûtent quasiment rien en termes d’argent public, car les cotisations sociales de ceux qui travaillent compensent les coûts imputés à notre système de protection sociale. Les 15 milliards de nouveaux revenus que la candidate promet d’obtenir en luttant contre la fraude fiscale et sociale semblent hypothétiques – ceux qui ne le sont pas seront de toute façon générés par la mise en vigueur de la régulation européenne sur le e-commerce et la facturation électronique (pour lutter efficacement contre la fraude à la TVA), et par le programme mis en œuvre par l’Assurance maladie contre la fraude sociale. Et que dire des 8 milliards d’économies sur le fonctionnement de l’État (comment fera-t-elle ces économies ?) ou des 2 milliards correspondant à d’hypothétiques baisses de dépenses couramment liées à l’insécurité ?

À l’inverse, le coût de son programme de dépenses semble très sous-estimé. Cela est vrai en particulier sur le sujet très controversé des retraites (dont le coût, selon l’Institut Montaigne, est sous-estimé de 17 milliards). Il n’y a pas de solution miracle. Les réformes successives ont permis ces dernières années de rééquilibrer en partie notre système de retraite, mais celui-ci reste fragile. On peut vouloir envisager une nouvelle réforme pour consolider le système, rehausser le niveau de certaines retraites, mieux tenir compte de la pénibilité. Mais, pour y parvenir, il n’y a que trois solutions pérennes : (1) augmenter les cotisations sociales, déjà extraordinairement élevées en France et pesant sur le pouvoir d’achat des salariés et facteur de chômage, (2) diminuer le montant des retraites, ou (3) travailler plus longtemps comme cela est le cas dans les autres pays développés. Le choix entre ces trois options est un choix de société. En revanche, redescendre l’âge de la retraite à 60 ans mettra en faillite notre système, avec des conséquences importantes pour les plus défavorisés.

« La xénophobie de son programme fera fuir les médecins, les scientifiques et les ingénieurs »

Le plus étonnant dans toutes ces propositions, c’est que cet argent public ne permettra ni de préparer l’avenir, ni de réduire les inégalités tant les dépenses sont mal ciblées. Pour ne prendre qu’un exemple, une mesure de Mme le Pen exonérerait d’impôts sur le revenu un haut diplômé de moins de 30 ans gagnant cinq fois le Smic.

Il faudrait aussi rajouter les coûts directs pour les citoyens et les entreprises ; la xénophobie de son programme fera fuir les médecins, les scientifiques et les ingénieurs dont nous avons besoin et elle privera nos entreprises de main-d’œuvre leur faisant défaut.

Après le « quoi qu’il en coûte » de la période Covid et l’invasion de l’Ukraine, et en préparation à de nouvelles crises potentielles (nouveaux virus, menaces militaires, protectionnisme généralisé), nous ne pouvons pas charger plus la barque. Or, le programme de Marine Le Pen finance essentiellement la consommation et ne comporte quasiment rien qui permette de créer de la richesse collective – en dehors de la baisse d’impôts de production, déjà engagé par le gouvernement actuel. C’est un programme qui ne se projette jamais vers les sources de notre pouvoir d’achat de demain, l’éducation, l’enseignement supérieur, la recherche et le développement. Il ne répond pas à la crise climatique qui frappera de plein fouet nos enfants et petits-enfants (sans parler du fait que la baisse de la TVA sur les produits pétroliers, le démantèlement des éoliennes, le moratoire sur le solaire devraient nous conduire à terme à acheter plus cher à l’étranger de l’électricité carbonée).

La France de Marine Le Pen, une version européenne de l’Argentine

Pour financer son programme, pour attirer les entreprises créatrices d’emplois, Marine Le Pen aura besoin de la confiance des investisseurs. La dette publique est passée de 100 % du PIB à près de 116 % du PIB, mais cela n’a pas eu d’influence sur la crédibilité de l’Etat français car une bonne partie des réformes engagées (sur le marché du travail, la formation professionnelle, la fiscalité) sont venues soutenir la croissance et permettre une baisse du chômage. En d’autres termes, les marchés ont considéré que cette dette accrue restait soutenable car la France s’engageait dans une voie porteuse de croissance économique. À l’inverse, le manque de prévoyance du programme de Marine Le Pen ne rassurera pas ces derniers, qui verront dans la France une version européenne de l’Argentine (autrefois un des pays les plus riches au monde, coulé par une gestion publique irresponsable).

La confiance repose aussi sur les attitudes. Comme Poutine et Trump, Marine Le Pen exècre les experts reconnus, assimilés à une « élite hors sol » et surtout contradicteurs potentiels. Or, si les experts se trompent, ils se trompent beaucoup moins souvent que ceux qui n’ont ni la formation ni le temps nécessaire pour comprendre les problèmes complexes du monde d’aujourd’hui ; et ils ne sont pas en quête de votes. Si elle avait été au pouvoir, Marine Le Pen aurait pris sur la question du vaccin et du pass sanitaire des positions problématiques, tant sur le plan sanitaire qu’économique.

La France est un petit pays en taille et a besoin de l’Europe pour exister sur la scène géopolitique : se protéger, négocier des accords internationaux, réguler le numérique, combattre l’évasion fiscale. Mais aussi pour résister à une potentielle nouvelle crise économique. Si les pays européens endettés tiennent aujourd’hui, c’est en partie grâce au « quoi qu’il en coûte » de la Banque Centrale Européenne et à l’avancée de la construction européenne depuis dix ans, y compris au niveau budgétaire avec le plan de relance européen dont la France a bénéficié pour financer son propre plan d’investissements.

« Un Frexit qui ne dit pas son nom »

Or, si Marine Le Pen ne parle plus de quitter l’Europe et l’Euro (le « Frexit »), son programme revient à s’asseoir sur les règles européennes et créera immédiatement une profonde crise de l’Union, avec des répercussions immédiates sur la crédibilité budgétaire de la France. Nos voisins européens n’accepteront jamais la création d’une « Alliance européenne des nations » que la candidate du Rassemblement National voudrait substituer progressivement à l’Union européenne, la remise en cause de la liberté de circulation des marchandises et des personnes, la révision constitutionnelle qui instituerait la primauté́ du droit français sur le droit européen, ou la réduction unilatérale de la contribution française au budget de l’UE. C’est un Frexit qui ne dit pas son nom. Nous n’aurions en cas de difficultés ni la BCE pour nous prémunir de l’emprunt cher, ni de plans de relance européenne ; et ce serait la fin de la PAC qui soutient tant nos agriculteurs et le développement rural.

Les Français qui souffrent d’un manque de pouvoir d’achat, dont le travail est difficile, qui s’inquiètent quant à leur avenir et celui de notre planète, les jeunes en quête d’emploi et de formation ne trouveront pas dans ce programme de réponses à leurs attentes. Dans notre monde anxiogène, il est important de résister aux sirènes d’un programme dissimulateur et non financé. Réfléchissons à deux fois avant d’adouber une politique qui appauvrira durablement notre pays.

Jean Tirole  Prix Nobel d’économie              La Depêche du Midi du 17 avril 2022 .

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