Une centaine d’agriculteurs ont manifesté à Bruxelles pour réclamer l’abandon du traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur. Ils dénoncent notamment une concurrence « déloyale ».
Bruxelles (Belgique), reportage
Les braises de la colère agricole se réchauffent sous le ciel ensoleillé de Bruxelles. Ce mercredi 13 novembre, en fin de matinée, les tracteurs grondent sur le rond-point Schuman. Une centaine d’agriculteurs et leurs soutiens, venus de plusieurs pays d’Europe, donnent de la voix face à la Commission européenne. « Stop UE-Mercosur ! » tonnent-ils. Un mannequin habillé en agriculteur est pendu par une corde à un rétroviseur. Une pancarte est accrochée au pare-chocs : « L’agriculture ! Mes enfants en rêvent, moi j’en crève ! » Le poing levé, Sylvie Colas, éleveuse de volailles dans le Gers, résume l’angoisse générale : « Cet accord, c’est un coup de poignard pour les petits éleveurs et les petites fermes. »
Cette mobilisation, organisée par la Fugea, syndicat belge de défense de l’agriculture paysanne, et la Coordination européenne Via Campesina (ECVC), fait suite à l’intensification des négociations sur l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay et Bolivie). La Commission européenne, selon plusieurs sources, aimerait le boucler lors du G20 des 18 et 19 novembre au Brésil. Le média Politico évoque un dénouement espéré début décembre. Cette perspective ravive la colère agricole, moins d’un an après les mobilisations paysannes partout en Europe.
« On se demande si la Commission écoute encore les paysans », confie Hugues Falys, porte-parole de la Fugea, vêtu d’un gilet bleu. Dans le Hainaut, il élève une centaine de vaches charolaises et cultive des céréales en bio. « Ils veulent boucler cet accord sans voir les conséquences pour nous et l’environnement. Pour éviter l’incendie, une seule solution : stopper ces négociations ! »
Les agriculteurs accusent l’accord de libre-échange d’introduire une concurrence jugée « déloyale ». Il faciliterait l’importation de viande bovine et de volaille des pays du Mercosur, issue d’élevages industriels, produite à faible coût et avec des standards environnementaux et sanitaires plus laxistes. L’accord, surnommé par ses opposants « cars for cows » (« voitures contre vaches »), permettrait notamment l’importation de dizaines de milliers de tonnes de viande bovine et de volaille, produites dans des parcs d’engraissement géants, où les vaches sont confinées pour atteindre le plus rapidement possible leur poids d’abattage.
« Ici, on suit des normes strictes, explique Hugues Falys, entre deux interviews télévisées. Nous les respectons, car c’est une demande de la société et des consommateurs. Mais comment lutter face à des productions qui n’ont pas ces contraintes ? Nos collègues sont au bord de la rupture. »
« Ils vont nous tuer »
L’accord avec le Mercosur touche un autre nerf sensible : la question écologique. Ce projet risque d’aggraver la déforestation massive provoquée par l’élevage industriel en Amazonie et dans le Cerrado. Depuis le début des négociations en 1999, la déforestation dans cette région a progressé jusqu’à affecter une surface équivalente à celle de la péninsule ibérique. « On nous demande de réduire nos émissions, et là, l’UE soutient des importations qui détruisent les forêts, s’insurge Sylvie Colas. C’est incompréhensible. »
Les producteurs de maïs européens se trouvent également mis en concurrence avec des cultures sud-américaines qui utilisent des pesticides bannis en Europe depuis longtemps, comme l’atrazine. « Ils veulent nous empoisonner avec des produits toxiques interdits ici pour de bonnes raisons, réagit Manon Aubry, eurodéputée La France insoumise (LFI). Ils font tout ça dans le dos des agriculteurs et dans le dos du peuple. »
Pour les agriculteurs européens, cette mobilisation est un nouveau cri d’alerte, après une année marquée par les crises sanitaires, les calamités climatiques et des difficultés financières. « Cette année, c’était déjà pas la joie et bon nombre d’entre nous ont été obligés de vendre leurs produits à perte, soupire Pierre Maison, producteur de lait en Haute-Savoie, foulard vert de Via Campesina autour du cou. Ajoutez-y cet accord, et ils vont nous tuer. »
Pour Manon Aubry, la Commission prend un énorme risque politique en poussant cet accord : « Aller au bout serait une folie sociale, agricole et sanitaire. Une intense phase de mobilisation débute pour convaincre un à un chaque élu de se positionner contre ce texte, parce qu’ils n’ont peur que d’une chose : que les agriculteurs se mobilisent, qu’ils bloquent Bruxelles, Paris et les autres capitales européennes. »
Les manifestants ne se montrent pas prêts à transiger face aux promesses de compensations financières que certains responsables politiques avancent pour apaiser les agriculteurs. « On ne veut pas d’indemnisations pour des dommages qu’on pourrait éviter, tranche Hugues Falys. On veut des prix justes, pas être les variables d’ajustement d’un accord qui menace nos fermes. »
Dans la foule, un slogan est repris : « On vous voit, on ne vous lâche pas ! » Le message est adressé aux eurodéputés, à la Commission et aux capitales européennes. Il ne faut qu’un minimum de « quatre pays [pour] faire la différence et bloquer cet accord au Conseil, explique Saskia Bricmont, eurodéputée écologiste belge. Emmanuel Macron se positionne très clairement contre ce traité, mais au-delà des mots, il n’a pas pris l’initiative de constituer cette minorité de blocage ».
Avec les manifestations qui se profilent à partir de la fin de semaine en France, la mobilisation agricole semble prête à tenir, en attendant une réponse concrète des dirigeants européens. Paola Laini, membre de l’Association rurale italienne et ouvrière agricole saisonnière au bord du lac de Côme — dans le nord de l’Italie —, prévient : « Nous sommes à un tournant. Si les nouveaux commissionnaires ne nous garantissent pas des prix équitables et la fin de l’ère du libre-échange, nous reviendrons. Encore plus nombreux. »