Langues de France : l’étrange « sagesse » du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel est l’un des plus redoutables adversaires des langues minoritaires. Tandis qu’il laisse le champ libre à l’anglais…
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Un conseil : ne parlez pas de « langues régionales » au Conseil constitutionnel ; vous risqueriez de mettre en colère ses membres distingués. Car c’est systématique : dès que le sujet franchit les augustes murs du Palais-Royal, trois grands principes de notre loi fondamentale sont aussitôt brandis pour les mettre à mal. Un : « La langue de la République est le français ». Deux : « La France est une République indivisible ». Trois : elle « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens ». Tous ces articles figurent dans notre Constitution ? Certes. Le seul problème – mais il n’est pas mince – c’est que l’interprétation des soi-disant « sages » semble prendre quelques libertés avec le droit.
Retour en 1999. Cette année-là, le gouvernement Jospin signe la charte européenne des langues régionales ou minoritaires, laquelle, pour entrer en vigueur, a cependant besoin de l’approbation du chef de l’Etat. Or Jacques Chirac n’en veut pas. Aussi transmet-il le traité au Conseil constitutionnel, lequel, comme il l’espérait, le rejette, considérant qu’il comporte des « clauses contraires à la Constitution ». Arguments avancés ? La Charte conférerait des « droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs ». De plus, elle reconnaîtrait un droit à pratiquer les langues minoritaires « dans la vie privée », mais aussi « dans la vie publique ». Enfin, elle contreviendrait au principe selon lequel « la langue de la République est le français ». Bref, elle menacerait tout à la fois « l’indivisibilité de la République », « l’égalité des citoyens devant la loi » et « l’unicité du peuple français ». Rien de moins.
Fermez le ban ? Voire. Car ce raisonnement est vivement contesté par plusieurs constitutionnalistes, dont Guy Carcassonne, aujourd’hui décédé, et Véronique Bertile. D’origine réunionnaise, créolophone elle-même, cette maîtresse de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux a consacré sa thèse aux langues régionales et minoritaires, et aborde notamment la notion d’indivisibilité de la République. Autant dire qu’elle maîtrise son sujet. Or, selon elle, la décision du Conseil constitutionnel est entachée d’au moins deux erreurs.
La première ? Contrairement à ce que prétendent les « sages », « la Charte ne reconnaît aucun droit à des « groupes » ; elle en accorde individuellement à des « locuteurs », ce qui est très différent, relève-t-elle. Le Conseil fait dire au texte ce qu’il ne dit pas. »
La seconde ? Dans sa décision, le Conseil reconnaît que les 39 mesures de la Charte retenues par le gouvernement Jospin parmi la centaine proposée correspondent à « des pratiques déjà mises en oeuvre par la France ». D’où la question de Véronique Bertile : « Comment considérer que des principes constitutionnels de la République sont menacés par des mesures déjà appliquées ? Il y a là une contradiction majeure. » Et de conclure : « En la circonstance, le Conseil n’a pas suivi un raisonnement juridique. Il a eu une approche idéologique, voire dogmatique. »
Le pire est que le Conseil a récidivé. En 2008, en effet, une modification majeure a lieu : pour la première fois, les langues régionales font leur entrée dans la Constitution à l’article 75-1 en tant que « patrimoine de la France ». Trois ans plus tard, les sages sont saisis d’une question prioritaire de Constitutionnalité par une association alsacienne. Les amoureux des langues minoritaires se reprennent à espérer : l’assemblée du Palais-Royal va nécessairement faire évoluer son point de vue, comme elle l’a fait naguère à propos de la parité. « En 1982, le Conseil avait censuré une loi qui prévoyait un quota de 25 % de femmes dans les listes des élections municipales en estimant que le principe d’égalité devant la loi s’opposait à toute division par catégories des électeurs et des éligibles, rappelle Véronique Bertile. Mais une fois la parité introduite dans la Constitution, en 1999, il avait dû réviser sa position. »
Après le vote de l’article 75-1, chacun s’attend donc à ce que, de la même manière, le Conseil change d’attitude à propos des langues minoritaires. Il n’en sera rien. En 2011, il affirme benoîtement que l’article introduit en 2008 « n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit » ! Contre la volonté explicite des Constituants, l’article est donc considéré comme une « disposition sans portée normative, purement déclarative, voire décorative », selon l’analyse ulcérée de l’ancien président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas.
Reste à expliquer cette obstruction systématique. Aux yeux de nombreux observateurs, le Conseil – qui a refusé de répondre à L’Express – a toujours fait preuve d’un jacobinisme échevelé. De là son célèbre refus de reconnaître l’existence d’un « peuple corse, composante du peuple français », en 1991. De là aussi son opposition systématique aux langues régionales, derrière lesquelles il voit une menace séparatiste.
Ladite menace n’est pas tout à fait illusoire, comme le montre l’exemple catalan en Espagne, mais l’analyse est un peu courte. Le Conseil sait-il combien de poilus parlant basque, corse ou auvergnat sont « morts pour la France » ? Que la Suisse prouve quotidiennement qu’on peut vivre en bonne harmonie tout en respectant la diversité linguistique ? Et que notre pays est en pleine contradiction quand il exige pour les francophones du Québec ou d’ailleurs des droits linguistiques qu’il refuse d’appliquer sur son propre sol ?
Peut-être serait-il temps pour nos prétendus « sages » de ne plus considérer la question des langues minoritaires uniquement sous l’angle de l’unité de la République, mais à la lumière du respect des droits fondamentaux, auquel ils sont également chargés de veiller. Et peut-être une bonne âme pourrait-elle les informer d’une réalité très prosaïque. Aujourd’hui, le vrai danger pour le français ne provient ni du picard, ni du breton, ni de l’alsacien, mais de l’anglais. Un anglais auquel le Conseil constitutionnel a ouvert grand les portes de l’audiovisuel et de la publicité en détricotant la loi Toubon sur la langue française au nom de la « liberté fondamentale de pensée et d’expression ».
A LIRE AILLEURS
C’est inédit en milieu scolaire. Un établissement professionnel privé des Landes teste des cours d’anglais sous hypnose depuis trois mois. Les premiers retours sont enthousiastes.
Le français parlé au Québec est-il une variante légitime de notre langue ou un français fautif ? Les débats qui agitent la Belle Province concernent tous les francophones, comme le montre cette excellente chronique de Jean-Benoît Nadeau.
Noms de métier, écriture inclusive, accord de proximité… Un colloque international sur ces questions se déroule le 28 novembre à l’Ecole normale supérieure. Organisé par le laboratoire de linguistique LATTICE, rattaché au CNRS, il a reçu le soutien de la délégation générale à la langue française et aux langues de France.
Le constat est sévère, mais souvent juste. Dans un ouvrage écrit d’une plume alerte, Yvon Olivier dénonce l’échec de la politique linguistique en Bretagne. Et s’en prend avant tout aux élus de sa région, coupables à ses yeux de ne pas suffisamment s’opposer à l’Etat en la matière.
Un rassemblement aura lieu le 30 novembre à partir de 11 heures autour du ministère de l’Education nationale. Une initiative qui vise à dénoncer les effets de la réforme du bac de Jean-Michel Blanquer. En abaissant les coefficients dévolus aux langues régionales, celle-ci provoquerait une chute drastique des effectifs, selon les syndicats enseignants. Une quarantaine d’associations ont répondu à cet appel.
Billy Fumey est un artiste singulier. Non seulement il chante en arpitan (la langue historique de sa région, la Franche-Comté) mais il s’est fixé un but : convaincre Stéphane Bern, célèbre défenseur du patrimoine, de créer une émission musicale en langues régionales sur les antennes de France Télévisions.
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