La chronique de Michel Feltin- Palas ( L’Express )

Les mots de la Révolution
A la veille du 14 juillet, retour sur une période qui a aussi bouleversé nos habitudes linguistiques.
Feux d’artifice, défilés et bals populaires. Dans quelques jours, les Français célébreront avec force flonflons le 14 juillet, en souvenir des heures glorieuses de 1789. Des heures qui, on l’oublie parfois, ont aussi changé le destin du pays sur le plan linguistique. Car malgré les guerres, malgré les disettes, malgré les faillites, la langue est érigée au rang de priorité par les révolutionnaires. Au nom d’un principe simple : les idées nouvelles ont besoin d’une formulation nouvelle. En se rendant maître du vocabulaire, il s’agit de rompre avec les valeurs de l’Ancien régime et de conquérir les esprits.
A l’époque, rien n’est laissé au hasard. Le nom des villes : Fontenay-le-Comte est rebaptisée Fontenay-le-Peuple. Celui des rues : la place Louis XV – future place de la Concorde – devient place de la Révolution. Les appellations : citoyen et citoyenne remplacent Monsieur et Madame. Même le temps n’échappe pas à cette entreprise démiurgique. Les mois de l’année sont remplacés par un calendrier délicieusement poétique : vendémiaire, pluviôse, floréal, fructidor…
Il est un point, toutefois, où les hommes de 1789 inscrivent leurs pas dans ceux de la monarchie : le français reste le parler « supérieur », au détriment des langues dites « régionales ». La question donne cependant lieu à des débats passionnés (1) : à une époque où l’idiome supposé national n’est parlé que dans une quinzaine de départements sur 83, est-il raisonnable d’imposer à tous cette langue mal connue ? Ne vaudrait-il pas mieux traduire les nouveaux textes pour être sûrs d’être compris de tous ? Las, après une courte période de tolérance, un premier durcissement intervient dès 1790, avant de basculer dans la Terreur linguistique sous Robespierre, en 1793 et 1794. Un fonctionnaire coupable de ne pas écrire en français est « condamné à six mois d’emprisonnement et destitué ». C’est aussi l’époque du sinistre rapport de l’abbé Grégoire préconisant « d’anéantir » – anéantir ! – les prétendus « patois ».
Nuance importante : si le nouveau pouvoir conserve et accentue l’idée d’unifier par le français un pays divers culturellement, les motivations diffèrent. Alors que l’aristocratie avait utilisé la langue comme un moyen de distinction, les révolutionnaires estiment agir au nom de l’égalité : ils entendent réduire la fracture entre le peuple et les élites, qui se réservaient les meilleures places grâce à leur maîtrise du français. Le langage, résume Condorcet, doit cesser de « séparer les hommes en deux classes ».
Redoutable erreur de raisonnement ! Drôle d’égalité, en effet, que d’obliger quelqu’un à utiliser la langue d’un autre. Vous qui lisez cette lettre, imaginez que demain, il faille parler basque pour faire carrière. A moins que vous ne soyez bascophone, il y a fort à parier que vous jugeriez la mesure inégalitaire ! Dans un pays plurilingue comme l’était la France de l’époque, la véritable égalité, cela va de soi, aurait dû consister à rendre toutes les langues égales entre elles. Cette voie a d’ailleurs été proposée, mais elle a été rejetée au nom de l’unité, confondue avec l’uniformisation, et de l’égalité, confondue avec l’égalitarisme. D’où ce paradoxe, relevé par le lexicographe du petit Robert, Alain Rey : « Les révolutionnaires prétendaient donner le pouvoir au peuple. Linguistiquement, ils l’ont donné à la bourgeoisie. »
En la circonstance, les jacobins ont versé dans l’idéologie. Parce que la Révolution a d’abord été parisienne et la contre-révolution provinciale, notamment en Vendée, ils ont cru que le français était, par essence, la langue du progrès et de la liberté et que, au contraire, les langues régionales étaient les ennemies des idées nouvelles. Incroyable sophisme, là encore, car aucune langue n’est porteuse de valeurs en soi. Le français a été la langue des Lumières ? Certes, mais il a été aussi celle de la monarchie absolue, du colonialisme et de l’esclavagisme. Et l’on pourrait en dire autant de l’allemand, du castillan, du corse ou du picard.
Faute de temps, la politique rêvée par les révolutionnaires échouera, mais elle restera suffisamment ancrée dans les esprits pour être reprise par l’école de la IIIe République, qui mettra le seul français à l’honneur. Ce qui fait dire à l’historienne Mona Ozouf (2) : « La République a renchéri sur l’obsession de l’uniformité et de l’indivisibilité qui était celle de la Révolution. Or, à mes yeux, l’unité n’est pas intéressante quand elle se trouve imposée par le haut : elle doit se construire à partir de nos appartenances multiples. »
On ne saurait mieux dire.
(1) Le français est à nous, par Maria Candea et Laélia Véron. La Découverte, 18 €.
(2) Le Monde du 23 mars 2019.

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