Terres agricoles : l’équivalent de la région Provence a disparu en 50 ans

Le béton couvre les champs : entre 1970 et 2020, l’équivalent de la région Provence a disparu, selon un rapport de la Safer, la fédération chargée de réguler le foncier agricole.

Les terres agricoles sont en piteux état. C’est ce que décrit la dernière édition du rapport annuel de l’antenne nationale des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), publié le 24 mai. L’organisme y dresse un panorama inquiétant de l’état du marché foncier rural. Urbanisation, concentration des exploitations, accaparement des terres… Ces dynamiques se sont accentuées l’année dernière, mettant en péril l’essor d’un modèle agricole respectueux du vivant.

Premier constat : l’urbanisation s’est envolée en 2021. 33 600 hectares de terres agricoles (soit l’équivalent de 48 000 terrains de foot) ont été vendus pour être artificialisés. Cela représente une hausse de 23,5 % par rapport à 2020. Ce niveau est « inédit » depuis 2009, précise le rapport. Le bétonnage est particulièrement marquée sur la côte ouest du territoire et dans l’arrière-pays méditerranéen. Les responsables, note le rapport, sont tout autant les particuliers que les personnes morales de droit privé (sociétés commerciales, associations, fondations…).

La Safer explique cette hausse spectaculaire par la relance de l’économie post-confinement. Autre hypothèse : les acteurs privés ont peut-être anticipé certaines restrictions de la loi « Climat et résilience », qui fixe l’objectif de « zéro artificialisation nette » en 2050. L’approche de sa mise en application a peut-être « accéléré » les projets immobiliers, suggère l’organisme, et incité les bétonneurs à se ruer sur les terres agricoles avant qu’il ne soit trop tard. [1]

Quelles que soient les raisons de ce boom, les conséquences sont là : toujours plus de construction, et toujours moins de champs. Entre 1970 et 2020, la surface agricole a reculé de 10,2 %, rappelle la Safer. Cela représente 3 millions d’hectares. Soit quasi exactement la taille de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur.

© Stéphane Jungers/Reporterre

Ce phénomène peut interroger : le marché des terres agricoles est en théorie régulé par les Safer, qui jouent un rôle de « gendarme » du foncier rural. Toute vente doit obligatoirement être signalée aux Safer locales. Si elles considèrent que le prix d’achat, l’acheteur ou son projet ne sont pas adéquats, elles peuvent « casser » la transaction en utilisant leur droit de préemption, et choisir elles-mêmes le nouvel acquéreur. Comment se fait-il que l’urbanisation de terres agricoles passe sous leur radar ? « Ce sont les collectivités locales qui décident de l’usage du foncier dans leurs territoires, explique à Reporterre le président de la fédération nationale des Safer, Emmanuel Hyest. Si elles décident [dans leur plan local d’urbanisme, PLU] de transformer un terrain classé comme agricole en une “zone à urbaniser”, les Safer ne peuvent plus intervenir. »

En octobre 2021, Saclay, Gonesse, Val Bréon et Thoiry : des centaines de paysans et militants ont parcouru des dizaines de kilomètres depuis ces terres agricoles franciliennes menacées par l’urbanisation. © Delphine Lefebvre/Reporterre

Le marché des maisons de campagne a explosé

En parallèle, le marché des maisons de campagne (c’est-à-dire les résidences secondaires vendues avec un terrain agricole ou naturel de moins de 5 hectares) a lui aussi explosé. Le nombre de transactions a augmenté de 21,3 % depuis 2020 (à titre de comparaison, le marché immobilier du logement ancien a progressé de 12 % en un an). 76 600 hectares sont concernés. La Bretagne, l’est de la Méditerranée et les alentours des Alpes sont les régions les plus prisées par les acheteurs, souvent originaires de grandes villes comme Paris, Lyon ou Marseille.

Entre 2020 et 2021, un quart des ventes de terres et près a été faite au bénéfice de personnes physiques non agricoles. © Stéphane Jungers/Reporterre

Il est, là encore, difficile pour les Safer de préserver les terres agricoles qui font partie de ces propriétés : « Quand la Safer les préempte partiellement, il arrive que le propriétaire propose de vendre le bâti en même temps, raconte Emmanuel Hyest. Ce n’est pas facile pour la Safer d’accepter : il faut être sûr qu’un agriculteur va vouloir tout reprendre, ce qui est rarement le cas. Un agriculteur ne va pas acheter une maison pour récupérer cinq hectares. » Ce grignotage discret des terres par les particuliers se fait « au détriment de l’agriculture de production », explique-t-il.

Un autre nuage noir flotte au-dessus des champs : celui de l’agrandissement « excessif » des exploitations. Entre 1970 et 2020, leur nombre a diminué de 76 %, passant de 1 588 000 à 389 500. Leur taille n’a quant à elle fait que gonfler : sur la même période, elle a été multipliée par 3,64 (évoluant, en moyenne, de 18,8 à 68,6 hectares). Les fermes sont de plus en plus grandes, et les agriculteurs, eux, de moins en moins nombreux.

En 50 ans, le nombre d’exploitations agricoles a diminué de 76% et leur surface moyenne a été multipliée par 3,6. © Stéphane Jungers/Reporterre

Des groupes industriels accaparent des milliers d’hectares de terres

Ces agrandissements vont de pair avec le déclin progressif des exploitations individuelles, au profit de sociétés agricoles. En 1970, 99,7 % des fermes étaient détenues par une seule personne. En 2020, elles ne représentaient plus que 58,4 % des exploitations agricoles. Le reste (41,6 %) existe sous forme de sociétés d’exploitation. La plupart du temps, ces sociétés sont mises en place pour faciliter la transmission familiale. Selon les estimations d’Emmanuel Hyest, environ 20 % d’entre elles se livrent cependant à un usage « détourné » des formes sociétaires. Les Safer n’ont en effet, pour le moment, aucun droit de regard sur les cessions de parts des sociétés. La forme sociétaire permet à des agriculteurs de revendre leurs terres aux mieux-disants, sans aucun contrôle. Cela facilite l’accaparement de milliers d’hectares de terres par des exploitants intensifs ou des groupes industriels, comme l’a documenté la journaliste Lucile Leclair dans son livre Hold-up sur la terre (Éditions du Seuil / Reporterre).

« Ce qu’il faut, c’est avoir des agriculteurs partout sur le territoire, avec des productions diverses » — ici, la ferme collective bio La clef des sables, en Isère. © Estelle Pereira/Reporterre

Les jeunes agriculteurs et la biodiversité sont les premières victimes de ce phénomène. Lorsque des petites fermes sont absorbées par de plus grosses structures, c’est souvent pour les remplacer par des systèmes de production peu écologiques. Les fermes à taille humaine (et notamment les élevages) disparaissent, au profit d’exploitations immenses et fortement mécanisées. La plupart du temps, elles sont dédiées à la monoculture de céréales à grand renfort de pesticides et d’engrais de synthèse. Cette uniformisation du paysage agricole « a un impact négatif sur la biodiversité, l’entretien des paysages et la résilience de l’agriculture face aux aléas climatiques », prévient la Safer. Elle empêche également une nouvelle génération d’agriculteurs, souvent portés sur l’agroécologie, de s’installer.

« Ce qu’il faut, c’est avoir des agriculteurs partout sur le territoire, avec des productions diverses », estime Emmanuel Hyest. Les menaces qui s’exercent sur le foncier mettent selon lui en péril la résilience du pays. « Tous les documents d’urbanisme disent qu’il faut avoir la consommation la plus sobre possible des terres agricoles. Désormais, il faut faire respecter l’esprit de ces lois. »

UNE NOUVELLE LOI PLUS RESTRICTIVE ?

Pour le moment, la Safer ne contrôle pas les cessions de parts des société agricoles, ce qui l’empêche de lutter efficacement contre l’accaparement des terres. La loi Sempastous, qui devrait entrer en vigueur d’ici la fin de l’année, pourrait changer la donne. « Nous pourrons désormais intervenir, explique Emmanuel Hyest. Dans le cadre des exploitations reprises hors cadre familial et au-delà d’une certaine surface, nous pourrons autoriser la transmission des parts, donner un agrément sous condition (par exemple en exigeant la réorientation d’une partie des terres vers les jeunes agriculteurs), ou refuser l’agrément. »

Cette nouvelle loi parviendra-t-elle pour autant à freiner l’appétit foncier des multinationales ? Dans son livre Hold-up sur la terre, la journaliste Lucile Leclair émet quelques doutes. Les règles du marché des ventes de sociétés sont plus souples que celles du marché foncier classique, explique-t-elle. Si les entreprises parviennent à convaincre les autorités que leur projet contribue au développement du territoire, elles pourront obtenir un laissez-passer. Les « mesures compensatoires » évoquées dans le texte pourraient par ailleurs avoir des effets pervers. Le principe est d’autoriser de grands groupes à acheter des terres, à condition qu’ils cèdent quelques hectares à de jeunes agriculteurs en contrepartie. « On pourrait se retrouver avec une majorité de mégafermes côtoyant des petites fermes se développant sur les surfaces que l’agro-industrie veut bien céder, écrit la journaliste. L’essentiel est là : dans ce système, un modèle agricole domine l’autre. »

. ARTICLE PUBLIE PAR LE SITE REPORTERRE

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