» Sur le bout des langues  » chronique de Michel Feltin-Palas

« REVENEZ QUAND VOUS PARLEREZ MIEUX »

De manière inédite, un livre donne la parole aux personnes stigmatisées pour leur accent ou leur langue. Des victimes d’une discrimination pas toujours reconnue comme telle.

« Ma cousine a été recalée à l’agrégation à 22 ans. On lui a dit : « C’est parfait, mais on ne va pas recruter un prof de lettres classiques qui a l’accent du Sud-Ouest. Revenez quand vous parlerez mieux ». »

« L’autre jour, à Bayonne, avec une amie, on parlait en basque. On s’est fait brutalement plaquer contre un mur par la police. Ils cherchaient deux Roumaines qui venaient de commettre un vol. »

« Un Breton né vers 1960 m’a raconté s’être uriné dessus lors de son premier jour d’école. Il ne savait pas demander en français l’autorisation de sortir pour aller aux toilettes. L’instituteur a fait semblant de ne pas le comprendre et l’a battu. »

Des témoignages comme ceux-là, l’ouvrage que viennent de publier les linguistes Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc Conan en regorge (1). Et c’est son grand mérite : donner enfin la parole aux victimes des discriminations liées à la langue. Dans un précédent livre, le même Philippe Blanchet avait forgé un mot pour décrire cette réalité : la glottophobie (2). Un parallèle bienvenu avec la xénophobie ou l’homophobie, pour montrer qu’il s’agit du même processus : le rejet d’une personne non pour ce qu’elle fait mais pour ce qu’elle est.

Le problème n’est pas propre à notre pays – les Grecs, déjà, qualifiaient de barbares ceux qui ne parlaient pas comme eux. Mais, en France, il prend des proportions aiguës, notamment pour des raisons historiques. Contrairement à l’Allemagne ou à l’Italie, notre pays a rassemblé en son sein des populations culturellement diverses et a misé sur la langue pour forger une unité nationale qui n’allait pas de soi. Amorcée timidement sous l’Ancien Régime – « Dès 1635, l’Académie française préconise le français le plus rare et le plus aristocratique en rejetant les parlers populaires », rappelle Philippe Blanchet -, cette politique devient systématique à partir de la Terreur et se poursuit sous toutes les Républiques. Au point que, aujourd’hui encore, Paris refuse de ratifier l’article 30 de la convention relative aux droits de l’enfant. La raison ? Celui-ci prévoit que « dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuse ou linguistiques, un enfant ne peut être privé du droit d’employer sa propre langue… »

Il faut bien convenir que cette « idéologie linguistique » a rencontré un certain succès puisque « la plupart des individus n’arrivent plus à imaginer qu’une société puisse fonctionner autrement, avec plusieurs langues par exemple », comme en Suisse. Ce qui fait dire à Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc Conan que « l’idéologie a atteint le stade de l’hégémonie : les dominés ont admis comme naturelle la domination qu’ils subissent et ne peuvent donc plus la remettre en question. » Et l’on arrive à cet apparent paradoxe : la glottophobie est une discrimination si ancrée qu’elle n’est pas toujours reconnue comme telle, y compris par ses propres victimes. Ce qui rend ce livre d’autant plus précieux.

(1) « Je n’ai plus osé ouvrir la bouche ». Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc Conan. Editions Lambert Lucas, 128 pages, 15 euros.

(2) Discriminations : combattre la glottophobie. Textuel

. MICHEL FELTIN-PALAS ( L’EXPRESS )

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