La crue torrentielle qui a englouti le village de La Bérarde (Isère) a un « avant-goût d’apocalypse », écrit l’auteur de cette tribune. Comment bâtir dans un monde qui s’écroule ? Comment habiter nos vallées abîmées ?
Simon Parcot est écrivain et philosophe résidant à Venosc, village aux abords du parc des Écrins. Il est l’auteur de Le Bord du monde est vertical (éd. Le Mot et le reste, 2022, Le livre de poche, 2024) et de Carnet de guides (Glénat, 2023).
21 juin 2024. Le monde bascule dans l’été et emporte avec lui Notre-Dame-des-Glaciers. Un monstre de pierres et de limon se déverse dans les rues, érode les routes, harcèle les maisons subitement abandonnées, recouvre les parkings, fait sauter ponts et passerelles, creuse les fondations d’un temple qui se voulait éternel.
Au milieu de la nuit chaude et sale du solstice, un éclair strie le ciel, le chœur de la chapelle se fend et fend nos cœurs en même temps. L’église se disloque, les cloches sonnent, se brisent, puis se dispersent au milieu du torrent. Notre-Dame va à l’eau et entraîne dans sa chute le village dont elle était la colonne vertébrale, un village qui se nommait Bérarde, que certains disaient hameau, mais qui pour nous, amoureux et amoureuses des Écrins, était la véritable capitale de notre monde.
Depuis, l’image de son chœur éventré ne cesse de nous hanter. Car Notre-Dame était plus qu’une simple chapelle, tout comme le village dont elle était le centre était bien plus qu’un hameau. Elle était d’abord un lieu de vie pour la plupart de ses habitants et commerçants ; un refuge silencieux et précieux vers lequel certains convergeaient pour fuir la frénésie des villes ; un havre de paix et de beauté pour les randonneurs ; la promesse d’un foyer pour les alpinistes ; un phare dans la nuit pour tous les navigateurs d’altitude qui espéraient y trouver un peu de réconfort après plusieurs jours passés dans les hauteurs.
Comme la plupart des édifices religieux, Notre-Dame-des-Glaciers se voulait le symbole de l’harmonie entre les forces de la terre et du ciel, le signe d’une certaine perfection, la possibilité d’un peu d’ordre dans un univers animé par des puissances colossales, une proposition de protection à ceux et celles qui partaient sans la certitude de revenir – « Vierge des Glaciers, protégez les voyageurs » était d’ailleurs inscrit sur son fronton. L’hiver, le son de sa cloche à portée de main peuplait la solitude glaciale du lieu. L’été, on continuait à y bénir casques et piolets lors d’une messe consacrée aux guides. Elle illustrait aussi, toujours à l’image du village dont elle était l’axe, la modestie nécessaire de l’homme face à la nature, tout en rappelant sa grandeur par son clocher effilé. Elle était enfin un mémorial ou subsistaient les souvenirs des morts en montagne, sous la forme de lourdes plaques vissées à ses murs devenus éboulis.
Comment bâtir dans un monde qui s’écroule ?
Ainsi, « Notre-Dame qui va à l’eau », c’est un foyer qui s’éteint, des cloches qui se taisent, nos souvenirs qui s’en vont, les mémoires des défunts qui se libèrent, la possibilité d’un refuge qui disparaît, l’infarctus d’un village, au mieux, nous l’espérons, le début d’un coma de plusieurs mois. Aussi, si la chapelle était une image de la perfection, une garantie d’un peu de stabilité au milieu des mouvements de la haute montagne, alors la voir scindée en deux est un avant-goût d’apocalypse, une idée de l’enfer, la possibilité du chaos, la rupture soudaine de l’alliance entre la terre et le ciel, l’échec de la perfection, la fin de la beauté, un cadavre sans résurrection, une grimace à la surface de la terre.
Cette érosion du monde et de nos certitudes n’est pas sans lien avec la crise écologique que nous traversons, et « Notre-Dame qui va à l’eau » pourrait devenir une image d’Épinal des effets du réchauffement climatique en territoire alpin. Ses ruines nous montrent que la submersion annoncée ne vient pas seulement des littoraux, mais aussi de l’intérieur de la forteresse alpine [1], qui se réchauffe plus rapidement que le reste du territoire hexagonal, créant les dégâts que nous connaissons sur le patrimoine et l’habitat montagnard.
En effet, au cours du XXe siècle, la température moyenne des Alpes et des Pyrénées a augmenté de 2 °C, contre 1,4 °C dans le reste de la France. Cette hausse des températures a plusieurs conséquences, parmi lesquelles la fonte des glaciers et du pergélisol, la dislocation des moraines et des verrous glaciaires, la multiplication des glissements de terrain et des crues torrentielles – il faut cependant préciser que l’impact du réchauffement est dit moindre pour cette catastrophe, comme l’avance l’article de Johan Berthet du 8 juillet 2024.
« Notre-Dame en ruines » nous montre qu’avec les pentes se désagrègent aussi nos habitudes, certitudes, pratiques, usages et regards sur la montagne. Car en plus de détruire un village, les laves torrentielles de « la crue du solstice 24 » ont fait déferler sur nous une multitude de questions : comment bâtir dans un monde qui s’écroule ? Comment habiter nos vallées abîmées ? Pouvons-nous continuer à multiplier les skieurs sur des squelettes de glaciers, alors que ces mêmes pentes glissent sur les habitants des petits villages de fond de vallée ? Pouvons-nous encore traverser la montagne comme si elle était un gymnase inhabité, le support inerte de nos pratiques récréatives et contemplatives ? Pouvons-nous encore la regarder comme un décor cartonné, alors que nous entrons dans l’ère de l’esthétique du pierrier ?
La montagne donne une saveur particulière à nos existences
Laissons ces questions en suspens, quittons des yeux le lit du torrent, levons notre regard vers les hauteurs : c’est juillet sur la terre. L’été est enfin là. Le soleil culmine. Les fleurs crépitent. La neige irradie. Une brise fraîche caresse nos visages, sèche les pentes et nos larmes à la fois. La montagne est belle. Encore belle. Plus belle que jamais. Dès que possible, nous continuerons à traverser, enjamber ou contourner ce cône de déjection qui fait office d’ultime porte vers le royaume magnifique qu’est la montagne. Nous continuerons à aller là-haut pour cueillir les diamants de l’altitude, pour nous nourrir de silence et de beauté, pour côtoyer les puissances de la nature qui ont détruit le village chéri, mais qui en même temps expliquent notre affection pour lui.
Demain, nous continuerons à vivre en montagne, car les forces qui l’habitent confèrent une saveur particulière à nos existences. Demain, nous réapprendrons à vivre aux côtés de nos vieux voisins et monstres que sont les torrents, les avalanches et les rochers, que la modernité avait enterré, et qui reviennent aujourd’hui du passé. Nous continuerons à habiter en montagne dans les replis du monde, car nous avons toujours su nous adapter, car nous acceptons qu’elle puisse nous donner le meilleur comme le pire, car nous l’aimons même balafrée, car nous n’avons pas d’autre endroit où aller.
Le soleil scintille au-dessus des ruines. Un jour, sous une forme que nous ne pouvons encore imaginer, cette capitale de nos cœurs que nous nommons Bérarde renaîtra de son pierrier. Alors sonneront à nouveau les cloches de Notre-Dame-des-Glaciers.