La chronique de Michel Feltin-Palas ( L’Express )

Langues régionales : à la découverte du francoprovençal
Cette langue peu connue fait cette année son entrée dans l’Education nationale. Elle dispose de traits spécifiques qui la distinguent des autres langues latines.
Dans le petit monde des langues régionales, il y a les vedettes, comme le basque, le corse, l’occitan ou le breton. Et puis il y a celles dont on n’entend jamais parler, ou presque. C’est à l’une d’elles que je consacre cette chronique aujourd’hui et il y a à cela une bonne raison : pour la première fois, en cette rentrée scolaire, elle fait son entrée dans l’Education nationale. Son nom officiel ? Le francoprovençal.
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Disons-le tout net : cette appellation a tout pour induire en erreur puisqu’elle donne l’impression que l’on a affaire à une sorte de mélange entre le français et le provençal (l’ancien nom de l’occitan). Il n’en est rien. En réalité, il s’agit de l’évolution spécifique qu’a connue le latin dans une vaste région à cheval sur trois pays : la France (de la Savoie à Saint-Etienne en passant par le Rhône, l’Ain et l’Isère), mais aussi l’Italie (Val d’Aoste et Piémont) et la Suisse (cantons de Genève, de Vaud, du Valais et de Fribourg).
Prenons un premier exemple. En francoprovençal, le latin manducare n’a pas donné « manger », comme en français, ni minjar ou manjar, comme en occitan, mais mengier, comme le précise Jean-Baptiste Martin, chercheur au CNRS, dans un numéro de la revue Langues et cité, publié par le ministère de la Culture (1). Une autre singularité concerne les pronoms possessifs : par analogie avec « mon », «  »ton » et « son », le francoprovençal ne dit pas « notre » ni « votre », comme le français, mais notron et votron.
Malgré ces traits distinctifs, il a fallu attendre 1873 pour qu’un linguiste italien, Graziado Isaia Ascoli, identifie ces différents particularismes et donne à cette langue le nom contesté de « francoprovençal » – que d’autres préfèrent appeler « arpitan » et d’autres encore « savoyard » ou « gaga » (dans la région de Saint-Etienne). Une découverte bien tardive qu’explique sans doute la décision de la maison de Savoie de recourir pour ses écrits non à la langue de ses sujets, mais aux deux idiomes de prestige en usage dans ses Etats, le français d’un côté (à Lyon et en Savoie, notamment), l’italien de l’autre (en Piémont et en Sardaigne). Rien ne l’y obligeait, pourtant. Le francoprovençal dispose en effet d’un riche catalogue d’oeuvres littéraires dont les plus anciennes remontent au XIIIe siècle, avec Marguerite d’Oingt, sachant que cette tradition s’est poursuivie avec les Noëls de Nicolas Martin (XVIe), les comédies de Jean Millet (XVIIe), les poèmes d’Amélie Gex (XIXe) et ce jusqu’à l’époque contemporaine avec Roger Liret et Pierre Grasset.
Le choix de la Maison de Savoie fut lourd de conséquences. Faute de reconnaissance officielle, le francoprovençal, renvoyé à la sphère privée, a perdu peu à peu des locuteurs. Il en resterait aujourd’hui environ 150 000, dont 60 000 en France, où la transmission familiale est interrompue.
C’est la raison pour laquelle son avenir passe par l’école. Et c’est en cela qu’il faut se féliciter de le voir figurer désormais au nombre des langues de France enseignées « dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et élémentaires, des collèges et des lycées », comme le précise une circulaire publiée en décembre dernier à l’initiative de Jean Castex. (2) Concrètement, cela signifie que, désormais, le ministère de l’Education nationale est censé répondre favorablement à la demande des élèves désirant étudier cette langue et leur permettre de passer les épreuves ad hoc du brevet et du baccalauréat.
Il y a toutefois loin de la coupe aux lèvres. « Lors de cette rentrée, seul un enseignant, en l’occurrence moi-même, proposera une à deux heures de cours par semaine aux élèves volontaires dans deux collèges et un lycée de Haute-Savoie. Il est clair que ce n’est pas suffisant », souligne Marc Bron, nommé par ailleurs chargé de mission pour l’enseignement du francoprovençal auprès de la rectrice de Grenoble. Précisions aussi que… cela fait plusieurs décennies qu’il dispensait ces mêmes cours dans ces mêmes établissements ! La différence ? « Aujourd’hui, nous bénéficions d’une reconnaissance officielle et de l’appui du rectorat pour augmenter peu à peu le volume horaire des cours et le nombre d’établissements où ils seront proposés », se félicite l’intéressé. Encore faudra-t-il, pour y parvenir, créer un cycle universitaire permettant de former des enseignants.
Si la situation du francoprovençal en France est objectivement critique, elle n’est donc pas encore compromise. D’autant que la demande est là, entretenue par un réseau d’associations nombreuses et ferventes. Les concerts et les pièces de théâtres donnés dans cette langue rencontrent leur public. Les livres rédigés par des auteurs contemporains trouvent des lecteurs. Les classes qui s’ouvrent accueillent facilement des élèves. Et toutes les enquêtes démontrent l’attachement des populations à la langue historique de ces régions.
De quoi espérer qu’un jour, plus personne ne se demande ce qu’est le francoprovençal.
(2) Au même titre que le picard et le flamand occidental, auxquels j’ai déjà consacré des articles dans cette lettre d’information.

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