POURQUOI L’ANGLAIS L’A EMPORTÉ SUR LE SAMOAN Le succès des grandes langues mondiales ne tient pas à de supposées qualités intrinsèques, mais à la puissance de leur pays d’origine. Combien de langues seriez-vous capable de citer spontanément : 10 ? 20 ? 50 pour les meilleurs d’entre vous ? Un infime pourcentage, quoi qu’il en soit – cela dit sans vouloir vous vexer – en comparaison des quelque 6 000 ou 7 000 idiomes recensés sur la planète (1). Si ce foisonnement entraîne, inévitablement, l’établissement d’une hiérarchie entre les multiples parlers de notre bonne vieille Terre, celle-ci ne résulte pas seulement du nombre de leurs locuteurs, contrairement à ce que l’on croit souvent. Certes, on évalue à près d’un milliard les utilisateurs du mandarin tandis que 500 langues sont parlées par moins de 100 personnes. Mais si le facteur quantitatif joue un rôle décisif, il n’est pas le seul à devoir être pris en compte. Le français en offre un bon exemple. Le nombre de francophones est évalué à 274 millions, ce qui, selon ce critère, place notre langue au 6e rang mondial « seulement ». Cependant, le français a d’autres atouts à faire valoir, notamment un statut de langue officielle ou co-officielle dans une trentaine d’Etats du monde, répartis de surcroît sur les cinq continents (seul l’anglais est dans le même cas). Le français est aussi une langue importante de la diplomatie, des sciences, du commerce, de l’enseignement. Il bénéficie enfin d’une forte dynamique démographique, notamment en Afrique. Aussi est-il considéré, dans les faits, comme l’une des trois ou quatre langues les plus influentes. C’est ce que montre de manière lumineuse le « baromètre des langues », réalisé par Alain et Louis-Jean Calvet avec le soutien de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France. Méfiant à l’égard des « palmarès » simplistes qui circulent ici et là, cet étonnant outil classe les 634 langues les plus parlées dans le monde à travers douze critères d’étude, dont le recensement de pages Wikipédia ou les publications traduites depuis et vers chaque langue. Mieux : il permet à chaque utilisateur de créer son propre classement en fonction de son appréciation personnelle. Et évite notamment le piège classique qui consiste à « confondre les locuteurs natifs avec ceux qui ont seulement étudié une langue », comme le précise Louis-Jean Calvet. Cela ne signifie pas qu’il faille tomber dans un relativisme naïf : il va de soi que, quel que soit le critère retenu, l’espagnol et le russe sont des idiomes plus puissants que le samoan, le mingrélien ou le dogri. Reste à connaître les origines de cette hiérarchie et, autant le dire d’emblée, la réponse n’a rien à voir avec la morale. Non, l’anglais, le portugais, le français ou l’arabe ne sont pas dotés de qualités intrinsèques qui les rendraient plus « clairs », plus « simples » ou plus « agréables à l’oreille ». Leur domination a une tout autre cause, terriblement prosaïque : la puissance militaire, religieuse et/ou économique des pays où ils ont vu le jour. C’est le linguiste Max Weinreich qui a le mieux résumé la situation, en écrivant : « Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte. » On n’a trouvé personne pour lui donner tort. (1) Il est impossible de donner un chiffre précis, sachant qu’on ne peut définir à partir de quel moment une langue se distingue d’une autre. L’arabe, qui diffère grandement selon les pays, est considéré comme une langue unique par souci de panarabisme. A l’inverse, dans une démarche nationaliste, le serbe et le croate sont présentés comme deux langues différentes malgré leur grande proximité. Michel Feltin-Palas / L’EXPRESS
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