Sur le bout des langues , la chronique de Michel Feltin-Palas

Michel Feltin-Palas
michel.surleboutdeslangues@groupelexpress.fr
PETIT CONTE À L’INTENTION DE CEUX QUI MÉPRISENT LES « PATOIS » 

Certains amoureux sincères du français ne partagent pas mon attachement pour les autres langues de France. Ce petit conte leur est destiné. (1)

Imaginez…

Imaginez. Nous sommes en 2219 et l’Union européenne a beaucoup progressé. Elle est devenue un Etat unifié doté d’une langue commune : l’anglais.

Imaginez. Désormais, seule la langue de Shakespeare a droit de cité à l’école, à l’université, dans les administrations comme dans les entreprises.

Imaginez. Tous les élus, tous les patrons, tous les avocats, tous les journalistes, tous les artistes s’expriment en anglais.

Imaginez. A l’école, au collège, au lycée, à l’université, on n’enseigne plus à nos chères têtes blondes Molière et Balzac, mais Dickens et Kipling. En histoire, on ne leur parle plus de Louis XIV et de Napoléon, mais d’Henri VIII et de Cromwell.

Imaginez. Dans les cours de récréation, les enfants surpris à utiliser le français sont punis. Les instituteurs expliquent à leurs parents qu’à la maison, il est temps de parler anglais et non plus « patois » : il y va de la réussite de leur progéniture.

Imaginez. L’abbé Gregor qui, en 2119, a écrit un rapport sur « la Nécessité et les Moyens d’anéantir les Patois et d’universaliser l’Usage de la Langue anglaise » vient de faire son entrée au Panthéon des grands hommes européens. A cette occasion, il a été qualifié d’« éveilleur de l’avenir » par le ministre de la Culture de l’Union.

Imaginez. L’article 2 de la Constitution européenne est ainsi rédigé : « la langue de l’Union est l’anglais ». Et les plus hautes instances veillent avec un soin jaloux à bannir les autres langues du Vieux Continent. Leur usage, selon elles, porterait « atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République européenne, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple européen ».

Imaginez. Le nouveau président de l’Assemblée régionale française, qui a osé prononcer son discours d’investiture en français, a été tancé depuis Bruxelles par le Premier ministre européen. « Il y a des lignes rouges qui ne peuvent pas être discutées : il n’y a qu’une seule langue dans l’Union, c’est l’anglais. »

Imaginez. Ceux qui continuent à défendre le français ne sont pas seulement moqués par les « modernes » et les intellectuels les plus en vue. Ils sont de surcroît accusés de « communautarisme » par les politiques autoproclamés « républicains ». Ceux-là ne cessent de leur asséner une vérité de droit divin : seul l’anglais est une vraie langue ; seule la littérature anglaise est digne d’intérêt ; seul l’anglais donne accès à « l’universel ».

Imaginez. Au fil des générations, la plupart des Français, de guerre lasse, ont cessé de transmettre la langue française à leurs enfants. Celle-ci n’est plus parlée que par quelques anciens et une poignée de militants. Selon tous les experts, elle aura disparu d’ici à quelques décennies.

Imaginez… Et peut-être comprendrez-vous mieux le sentiment d’injustice qui étreint aujourd’hui ceux qui, malgré des moyens étiques, continuent d’exprimer avec leurs tripes leur attachement au provençal, au corse, à l’alsacien ou au picard. Le même sentiment qu’éprouveraient tous les amoureux du français si notre belle langue nationale subissait leur triste sort.

(1) Les références renvoient à des textes ou à des propos utilisés au profit du français et aux dépens des langues dites régionales.

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